Culture

À la vie, à la mort

Aujourd’hui le Maroc : Est-ce qu’il y avait dans vos anciennes oeuvres les prémices de votre travail actuel ?
Khalil El Ghrib : En raison de mon intérêt pour l’art occidental, j’ai appris les techniques classiques comme la peinture à l’huile, l’aquarelle et le dessin. Mais avec le temps, j’ai renoncé graduellement – et sans dessein préétabli – à ces techniques. Elles étaient étrangères à mon monde. Je me suis de plus en plus intéressé aux éléments organiques locaux. Et mon penchant pour les composants de la terre n’est pas le fruit du hasard. Il est en rapport avec mon être. J’éprouve un attachement viscéral pour les éléments complexes et voués à la destruction. Les composants qui entrent dans mon travail actuel sont empruntés aux matières organiques et aux algues marines.
Quand ces matières subissent l’humidité ou sont exposées dans un environnement non adéquat, elles se décomposent. Et ma dernière trouvaille, ce sont les morceaux de pain. Je les ramasse dans les décharges publiques et j’interviens d’une façon limitée, dans la mesure où je les je dispose dans un environnement froid et humide jusqu’à ce qu’ils se corrompent. J’ignorais que dans certains morceaux de pains s’opère l’éclosion de petits vers qui se transforment en papillons. L’aliment originel disparaît ainsi pour permettre l’émergence d’une nouvelle vie.
Justement, pour toute personne qui suit votre travail, ce qui attire l’attention en premier lieu, c’est la relation entre la mort et la vie. À l’intérieur de la mort, il y a les germes de la vie.
Mon inclination à la mort frôle l’obsession. Je n’en saisis pas les raisons profondes. Mais je pense que cela est lié au milieu dans lequel j’ai été élevé. Il n’y avait pas d’opposition entre la vie et la mort, mais une relation indéfectible. J’ai vécu dans une maison où l’ascétisme était de rigueur. Il n’y avait pas la crainte de mourir en laissant derrière soi un confort matériel. Mes parents ne considéraient pas la vie indépendamment de son corollaire, la mort. D’où leur désintérêt pour les choses matérielles. Même les ustensiles et les meubles de la maison n’étaient pas fabriqués à partir d’éléments solides, mais de matières fragiles. Comme s’il y avait la volonté de donner à la maison un aspect peu résistant à l’usure du temps.
La limite dans le temps caractérise vos oeuvres. Contrairement à la plupart des artistes qui se soucient beaucoup de la pérennité de leurs créations…
Les artistes ont depuis très longtemps travaillé avec des matériaux qui résistent au temps. Cela n’est pas propre à aujourd’hui. Cela s’explique par le souhait d’une immortalité par l’oeuvre, et le fait de continuer à dialoguer avec d’autres générations. En ce qui me concerne, il n’y a pas de réflexion préalable à ma démarche. Les choses se sont accomplies spontanément, par hasard, mais toujours en réponse à ma conduite dans la vie. Je suis nourri de lectures philosophiques d’Extrême-Orient, et cela doit avoir son rôle dans ma non-adhésion à la vanité de l’oeuvre considérée comme une création de l’homme.
Vous ne pensez jamais aux générations futures qui entendront peut-être parler de vous sans pouvoir trouver vos oeuvres ?
Je trouve un côté négatif aux oeuvres rassemblées dans les musées. Avec tout ce qu’un musée peut avoir de positif, il établit le «bon style», conditionnant de la sorte la démarche de plusieurs artistes. Le musée peut étouffer dans ce sens des expressions individuelles. Plusieurs artistes subissent le joug des lois muséales et n’arrivent pas à s’affranchir de leur culture en histoire de l’art. Personnellement, je considère que je ne dois pas tirer une quelconque vanité de mes oeuvres, ni m’en enorgueillir. Elles sont porteuses d’un autre message. D’abord que l’art est consubstantiel à la vie de son auteur. Tel homme, telle oeuvre. Ensuite, cet homme peut produire un travail même s’il n’est pas fait pour durer. La matérialité de l’objet importe peu. Il s’agit d’une autre acception du produit qui peut se transmettre sous une forme immatérielle, idéelle. Son essence réside dans l’instant et non pas dans la durabilité.
Est-ce que vous avez conscience que vos oeuvres ont une importance considérable dans l’art contemporain ?
Je ne suis ni un peintre, ni un sculpteur et encore moins un artiste. Mes productions, je ne les considère pas comme de l’art. Est-ce qu’elles ont une place dans l’art universel ou non ? En toute sincérité, c’est une interrogation qui ne m’effleure pas l’esprit, du moment que je ne me considère pas comme un artiste. L’autre, qu’il soit historien d’art, critique ou journaliste, est tout à fait habilité à qualifier mes travaux d’oeuvres d’art. Mais cela ne m’engage pas et ne me fait au reste ni chaud ni froid. C’est-à-dire que je ne suis pas affecté par la réaction des autres à ce que je fais. Parce que je considère mon travail comme étant extrêmement intime. Et n’était l’insistance de certains amis intéressés par mes productions, je ne les aurais pas montrées.
Autre chose très singulière dans votre démarche : vous refusez de vendre vos oeuvres. Pourquoi ?
Ce qui se passe actuellement, c’est que la valeur marchande de l’oeuvre a complètement absorbé sa valeur spirituelle. L’art est devenue une chose précieuse. La qualité d’un artiste se mesure au prix de ses oeuvres. À tel point, que l’oeuvre plastique dégage plus une odeur d’argent qu’un parfum qui remplit l’âme et l’esprit. Et même la restauration des oeuvres pour les rendre durables obéit souvent au projet de l’exploiter comme un placement rentable. N’avez-vous jamais remarqué que dès que l’on parle du vol d’une oeuvre d’art, on cite d’abord et avant tout son prix ? On s’étend peu sur ses qualités… En occident, la valeur marchande d’une oeuvre d’art a effacé sa portée humaine et spirituelle. Dans notre société, la loi de la vente et de l’achat est importée. Elle ne fait pas partie de nos traditions, parce que les formes d’art ne se distinguaient guère des objets usuels.
Si une personne ou un musée veut acquérir vos oeuvres, comment faire ?
Pour ce qui est des institutions, je n’ai aucune réserve à faire don de mes travaux à condition qu’ils restent à la disposition du public. Et je n’ai rien contre le fait de donner un travail, certains de mes travaux, voire tous à une institution, mais il ne faut pas qu’elle exerce un monopole sur leur exploitation. En ce qui concerne les personnes, j’offre mes travaux, mais dans des conditions particulières et en fonction des relations d’amitiés que j’entretiens aves elles.
Vous avez été invité à participer à la Documenta de Kassel et à la Biennale de Venise, et vous avez refusé. Pourquoi ?
Oui ! Je pense que cela s’explique par une crainte profonde et secrète de la célébrité. Je tiens à mon mode de vie et à ma façon de travailler. Les feux des projecteurs peuvent générer l’orgueil. Les pressions pour la commercialisation du travail vont s’accroître avec cette célébrité. Et je pense que cela réduit les libertés des individus qui exposent dans ces manifestations.
La célébrité que vous fuyez peut-elle vous pousser à arrêter de travailler ?
Je fais en quelque sorte tout pour réduire la durée de vie d’un travail. Je cherche de plus en plus des éléments qui se désagrègent vite. Et je pense que je peux atteindre une étape où j’arrêterai complètement de travailler. Ce comportement peut m’amener à arrêter de produire. Le travail connaîtra alors d’autres avatars. Il se fera peut-être à l’intérieur, aura la forme d’une contemplation introspective. J’en serais à la fois le producteur et le consommateur.

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