Le nom de Larbi Batma restera à jamais gravé dans notre mémoire collective. Le fondateur du célèbre groupe « Nass El Ghiwane » maîtrisait à la perfection l’art et la manière de chanter des paroles puisées dans la réalité de ce Maroc si profond, si authentique et si tourmenté des années 1970. Les Marocains avaient vite ressenti que cet artiste-là avait une fibre artistique rare, et avaient apprécié sa voix si mélancolique qui ne laissait personne de marbre. L’homme a osé dire, ou chanter plutôt, haut ce que bien d’autres pensaient tout bas. Ses mots et ses cris retentissent, encore et toujours, jusqu’au tréfond des âmes. La même intensité continue d’émouvoir les jeunes générations.
Larbi Batma, décédé en 1998, des suites d’une maladie incurable, a laissé derrière lui un précieux et authentique héritage. Originaire d’Oulad Bouziri dans la Chaouia, Larbi Batma avait mené une vie de troubadour avant de poser les jalons de « Nass El Ghiwane ». Il a connu la misère, vécu dans le dénuement total et côtoyé les laissés-pour-compte du désormais QG de « Nass El Ghiwane », Hay Mohammadi, à Casablanca. En fine complicité avec Boujmiî (décédé lui en 1974), Larbi Batma, alors dans la troupe théâtrale de « Massrah Annass », décide de créer un groupe. L’idée avait séduit trois autres artistes, de ce même quartier, qui n’ont pas hésité une seconde à rejoindre cette nouvelle formation. Il s’agit d’Omar Sayed, Allal Yaala et Abderrahmane Kirouche (alias Paco). Les cinq artistes chamboulent le paysage artistique marocain : un nouveau genre de musique est né. « Siniya », « Ellah Ya Mollana », « Ya Bani L’inssane », « Elhal » et « Mahmouma » sont autant de chansons qui font toujours vibrer les âmes sensibles. Des chansons qui passent au crible des sujets tabous comme la torture, la répression et l’injustice sociale. « Nass El Ghiwane » abordait, à fleurets mouchetés, cette sombre réalité de cette partie plombée de l’histoire du Maroc.
Larbi Batma, acteur, artiste et écrivain avait un faible pour les vers et les rythmes. Son récit autobiographique en deux tomes, Arrahil (le voyage) et Al-Alam (la souffrance), est un témoignage saisissant sur sa vie, décrite avec finesse, par une plume sensible. Son plus grand projet demeure, incontestablement, ce poème-fleuve de 21 000 vers, « Al Houmam Al Houssam ». Larbi Batma ne passait presque aucune journée sans coucher sur papier ses idées et son point de vue sur les vicissitudes de la vie. Ses textes, simples et compréhensibles par le commun des mortels, sont la preuve du génie de cet intellectuel du Maroc d’en bas. Une simplicité qui prend racine dans les profondeurs de la société marocaine, et qui témoigne de sa capacité à inoculer des messages symboliques, tout en fredonnant des morceaux musicaux très bien composés. Talentueux, Larbi Batma a fait également du cinéma. Devant la caméra du réalisateur Mustapha Derkaoui, en 1984, il a joué dans « Titre provisoire » avec Farid Belkahia, Touria Jebrane, Aziz Saâdallah et Omar Sayed. Le film, d’une durée de 107 minutes, relate l’histoire d’un homme obsédé par la mort et qui vit, le plus clair de son temps, dans la souffrance. « Al Hal», un long-métrage réalisé par Ahmed El Maânouni raconte, lui, l’itinéraire du groupe. « Al Hal » a connu un franc succès et nombreux sont ceux qui se rappellent, au détail près, du film et de la prestation de ses acteurs. Batma, décédé à l’âge de 50 ans, est aujourd’hui le symbole de tout un art qu’il a voulu authentique autant dans ses sources d’inspiration que dans les formes de revendication qu’il véhiculait, sans ambages.
L’oeuvre de Batma demeure ainsi vivante et peut même prétendre traverser les âges et les générations. « Nass El Ghiwane », quant à eux, continuent leur bonhomme de chemin et le groupe s’est même cloné pour donner « Banate El Ghiwane ». C’est dire que l’esprit « ghiwani » se conjugue également au féminin. Larbi Batma, de là où il est, apprécie sûrement que « Nass El Ghiwane » continuent sur leur lancée.