Culture

Belkahia à coeur ouvert

Aujourd’hui le Maroc : Que pouvez-vous dire de votre relation avec le signe ?
Farid Belkahia : Ecoutez ! Si l’on considère que la calligraphie est un signe, et si certains artistes y ont recours par souci identitaire, ça peut être légitime, mais c’est une préoccupation somme toute très limitée et qui ouvre très peu de perspectives. Les jeunes qui transforment la calligraphie en oeuvre plastique oublient qu’il s’agit d’un texte qui véhicule un sens.
C’est une écriture avant tout. D’ailleurs, nous ne sommes pas la seule civilisation à s’enorgueillir d’avoir une calligraphie exceptionnelle. Les Chinois et les Japonais en font depuis des millénaires. Les hébraïques ont également une belle calligraphie, mais je ne connais aucun artiste moderne japonais, chinois ou juif qui fait de la calligraphie l’objet de son art. Ça veut dire qu’il s’agit d’une voie sans issue, un piège. Les artistes et ceux qui les encouragent à faire de la calligraphie perdent beaucoup de temps.
Oui, mais que pouvez-vous dire du signe indépendamment de la calligraphie…
C’est vrai que j’ai utilisé des signes du tifinargh (caractères de l’écriture des Touaregs, ndlr), mais dans un but très précis, en ce sens où je faisais appel à la mémoire. J’ai voulu tenir compte de ce patrimoine graphique. Ce que j’en ai fait est strictement esthétique, et ne peut pas se limiter à des significations identitaires. D’ailleurs, Le tifinargh n’est pas propre au Maroc. Il s’étend sur une zone qui comprend de nombreux pays et va jusqu’en Egypte. Le signe dans mon travail participe d’un dépouillement qui a partie liée avec ma démarche. De même qu’un objet peut être épuré jusqu’à son expression essentielle : une ligne, un corps peut être décomposé jusqu’à son apparence dépouillée : le signe. Le corps éclaté, disloqué prend souvent la forme d’un signe dans mon travail. Pareil pour le paysage. Et dans ce sens le signe est moins cette chose, telle qu’on l’appréhende généralement, que l’expression de la nature telle que je la perçois.
Vous êtes préoccupé par le corps et vous peignez sur la peau. Remplacer une toile par une peau, ce n’est pas rien…
Bien sûr que ce n’est pas rien ! Mais ce n’est pas à moi d’en expliquer la signification. Cela est du ressort des critiques et des observateurs. Tout ce que je peux vous dire, c’est comment j’en suis arrivé à la peau. C’était à une époque où je travaillais le cuivre. Un soir j’écoute à la radio tout un speech sur la crise mondiale que nous allions vivre, et que le métal du cuivre se raréfiait de plus en plus. J’en ai éprouvé une grande angoisse, de crainte de n’avoir plus de matériau sur lequel travailler. Il fallait trouver autre chose. J’ai alors pensé à la peau que j’ai travaillée pendant 4 ans sans jamais la montrer, parce qu’il fallait que je fasse connaissance avec ce nouveau matériau. Voir quelle est sa résistance, comment il se développe. La peau devient aujourd’hui rare, parce qu’elle est très utilisée par la mode. Sa qualité se dégrade aussi. Je pense que je vais aller vers un autre matériau, en l’occurrence le papier avec lequel j’ai gardé une grande familiarité grâce au dessin. Il est curieux de constater qu’il n’existe plus de moulin à papier dans des villes comme Fès, alors que tous les moulins du Sud de la France portent un fronton qui dit que le papier a été introduit par les Arabes. Le travail sur ce support-mémoire m’intéresse beaucoup.
La mémoire vous intéresserait alors plus que l’identité…
Oui, la mémoire m’intéresse, mais pas plus qu’un autre préoccupé de son histoire personnelle et de l’Histoire. Ceci pour vous dire que ne je vis pas dans le passé ! Les peintres qui considèrent que je suis un artiste passéiste, traditionaliste, archaïque, employant du “henné”, comme le dit l’un d’eux avec un certain mépris, je vais tâcher de rester poli et répondre à ces personnes : moi, je ne suis pas un plagiaire ! Et d’ailleurs, je n’ai aucune prétention. Je n’ai créé ni école, ni fondé de mouvement artistique. J’essaie tout simplement de sauver ma peau ! Si des personnes se reconnaissent dans mon travail, si elles peuvent trouver des solutions à des problèmes auxquels elles sont confrontées dans leur art, je serais alors l’homme le plus heureux sur terre !
À propos du henné, il participe à l’identité marocaine de votre peinture…
Le henné est un patrimoine mondial. Le henné est utilisé depuis plus de 5000 ans par les pharaons, par les Indiens. Je ne cherche pas en intégrant le henné à ce que ma peinture soit désignée comme marocaine. D’ailleurs, je ne comprends pas ce que veut dire une peinture marocaine. Est-ce que cela signifie qu’elle a été réalisée par un individu situé géographiquement dans un pays qui s’appelle le Maroc ? Alors pourquoi pas ! Mais qu’une oeuvre porte en elle les marques d’une marocanité, je doute fort que cela soit suffisant pour être oeuvre. Je n’ai pas d’angoisse identitaire. Même si j’étais en Sibérie, je continuerais à faire ce travail à condition que les moyens me soient disponibles.
Cela fait longtemps que l’on ne vous a pas vu dans une galerie nationale. Pourquoi ?
Mes rapports avec le ministère de la culture, qui est propriétaire de ces galeries, n’ont jamais été très bons. Personnellement, je n’ai aucune considération pour le ministère de la culture. Je le dis ouvertement et très franchement sans même pas avoir envie de polémiquer là-dessus. Je me contenterai de préciser : ce ministère n’est même pas capable de donner mon adresse ou mon téléphone à des personnes qui l’appellent pour cela, et je ne dois pas être le seul peintre dans cette situation !
Même en dehors des galeries nationales, l’on vous voit peu. Vous n’êtes pas un peintre prodigue ?
Je travaille beaucoup pour peu de résultats au bout du compte. Ce qui reste, ce qui est montré, ce que le public voit est infime par rapport à la masse de travail que je réalise. Des fois, je me dis que c’est normal pour que le travail ne soit pas verbeux ou bavard, pour qu’il n’y ait pas beaucoup de déchets. C’est ainsi que je manifeste mon respect pour l’art que j’exerce, mon sens de l’exigence. J’essaie de concentrer au maximum, d’atteindre l’essence de ce que je veux exprimer. En même temps je ne peux pas m’empêcher de me dire : combien d’efforts, combien d’heures de travail pour si peu de résultats !

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