Culture

Benslimane, un sort peu enviable

© D.R

Kassi. Q, un agriculteur, avait le teint blême, ce mardi 28 février. Il tentait en vain de repousser ces bennes-tasseuses qui déposaient des tonnes de déchets sur sa propriété agricole. Une dizaine d’éboueurs n’en avaient visiblement cure ; à 17 heures, ils continuaient inlassablement à se débarrasser des ordures ménagères de la ville sur un bout de terre que M. Kassi, encouragé par les temps pluvieux qui courent, a pris le «risque» de labourer et cultiver.
Accueilli dans l’indifférence totale par les éboueurs, de simples «exécutants d’ordres», le fellah a cru bon déverser sa colère contre les chiens errants, et autres pique-bœufs, qui ont trouvé dans son domaine un «refuge» idéal. Furieux, M. Kassi n’a toutefois pas perdu sa lucidité. Sa sortie contre ces pauvres bêtes paumées n’était qu’une tentative de diversion ; son véritable ennemi, c’était cette «puissante» municipalité qui veut « m’exproprier ». Après avoir perdu son bout de terre, squatté par les services d’hygiène, il risque encore de perdre son foyer.
Située au sud-est de Benslimane, sa demeure pourrait à son tour disparaître. A quelques pas de sa maison, une simple baraque, plusieurs bulldozers venaient d’élire domicile. Un grand panneau, érigé en bord de route, propose des « lots équipés pour des activités industrielles » à des prix très compétitifs. Ces lots, dont la superficie va de 150 à 250 m2, sont bradés à 200 dirhams le mètre carré. Les riverains, de jeunes villageois désœuvrés, en gardent un souvenir amer. Slimani. M, 18 ans, dit avoir été « horriblement » exploité dans les travaux de forage effectués sur le site. « Je travaillais pour une somme modique de 6 dirhams l’heure. Même pas de quoi me payer un paquet de cigarettes, a fortiori  nourrir huit bouches à la maison », proteste-t-il. Mais il y a plus grave.
L’agriculture, le seul moyen de subsistance pour ce jeune habitant du douar « Aoulad Ben Slimane, a pris un coup dur après l’avènement de cette zone industrielle qui ne cadre pas avec la vocation de Benslimane. Les arbres, et autres plantes qui faisaient la fierté de cette région, ont été déracinés à la faveur de coups de pioches. Le domaine n’est plus qu’une vaste étendue déserte, sans vie ni charme. Le problème « promet » de s’aggraver encore plus, à la veille du lancement des travaux d’aménagement de la deuxième tranche de la zone industrielle. Un autre douar, « Al halal » de son nom, risque d’être complètement rasé. Rahma Bent Lakbir, cheveux blancs, le visage émacié, n’a visiblement que ses yeux pour pleurer. Agée de 73 ans, elle dit, une larme dans la voix, qu’elle a tout perdu. À part ses quatre moutons, qu’elle ne doit qu’à l’unique clémence du temps. «Heureusement qu’il a plu abondamment cette année, sinon j’aurais été obligée de plaquer ma seule fortune à des prix dérisoires », lâche-t-elle, le regard tourné vers le ciel. Même son de cloche du côté de Mohamed. D. L’air chétif, il ne compte plus que sur le don de la nature. Pour ce quadragénaire, père de six enfants, les autorités de la ville ont laissé les bidonvilles « pousser sur la misère ». M. D s’en prend directement au gouverneur, Mohamed Aâssila, qui « n’a rien fait ou presque pour la ville », pas plus d’ailleurs que les « élus » locaux, les frères Khalid et Ahmed Dahi. M. D fait soudain signe de sa main, pour nous montrer un grand et très bel édifice où devrait habiter le gouverneur. « De prestigieuses bâtisses, construites sous l’ère de l’ex-ministre de l’Intérieur, Driss Basri, avec l’argent du contribuable, sont toujours inoccupées», s’interroge-t-il, perplexe.
Ces vestiges, restés inhabités, portent encore les traces d’une gouvernance qui n’était pas visiblement destinée à  satisfaire les attentes d’une population locale livrée à elle-même. Comme le montre l’état d’une ville où le seul boulevard principal, Bd Hassan II, donne l’impression d’avoir été «bombardé», ironise un riverain. Les dernières pluies ont dévoilé l’état défaillant de l’infrastructure routière, ou ce qui en reste. Au-delà du Bd Hassan II, dont les usagers sont aussi bien des êtres humains que des bêtes de somme, l’état intérieur des quartiers est plus que désolant. Le quartier le plus « chic » de Benslimane, connu sous le nom de « Hay Ennajma », offre pourtant un triste spectacle.
Construit en 1975, ce quartier est traversé par des ruelles toujours pas goudronnées. « J’avais beau demander à nos élus de bitumer les pistes, en vain. Il s’est avéré qu’ils avaient intérêt à maintenir ces ruelles à l’état où elles sont, c’est une carte à jouer pour les prochaines échéances électorales », dénonce M. Rochdi, un tisserand. À quelques encablures de «Hay Ennajma», l’état des quartiers «Hay Hassani», «Lalla Meryem II», et «Hay Farah», s’étale dans toute sa laideur. L’accès à ces quartiers est totalement impraticable pour les piétons, à plus forte raison pour les véhicules.
Un automobiliste a beau slalomer entre les fossés, il finit par se retrouver avec une roue dans un semblant de «puits», dit un conducteur de pick-up. Privés des équipements de base, ces quartiers sont devenus, au fil des ans, invivables. En fait de négligences, «Hay Hassani» détient la palme. Un véritable «point noir», estime un riverain. Pour un voisin, modéré, les choses ont pourtant changé dans ce quartier. «Avant juillet dernier, date à laquelle la Sûreté nationale fit son entrée à Benslimane, je ne pouvais pas laisser ma fille sortir.
Tellement c’était risqué», se plaint-il, fronçant les sourcils comme pour chasser un mauvais souvenir. En effet, le quartier «Hassani» a réussi à se forger la sinistre réputation de Q.G (quartier général) de malfrats de tout acabit  : dealers, trafiquants d’alcool, voleurs, sans oublier la prostitution qui a fleuri au gré des proxénètes et autres rabatteurs. Et ce n’est surtout pas la jeunesse de ce quartier qui dira le contraire . Brahim. S, 17 ans, dit avoir abandonné ses études parce que «l’environnement était malsain». Un autre, plus aguerri, affirme être déterminé à poursuivre ses études. Son ami, désœuvré, ne veut pas y croire. « Comment continuer à faire ses classes dans un lycée privé de tout», proteste-t-il. Et d’énumérer les « tares » du lycée Hassan II : murs écaillés, portes sans poignets, coupures d’électricité, manque d’hygiène, etc.
Autre ombre au tableau : ces jeunes désœuvrés qui se pointent à la porte du lycée à la recherche de leurs victimes : des filles, des accrocs à la drogue, ou une « enseignante qui a eu l’imprudence de montrer une partie de son bracelet ou de sa chaîne en or », met-on en garde. Changement de décor. Cap sur le souk hebdomadaire. Nous sommes à la veille d’un rendez-vous commercial considérable, des camions commençaient à décharger les légumes et autres fruits quelques heures avant la tombée de la nuit. Un véritable aller-retour s’organise, engendrant des embouteillages énormes sur la seule route menant à ce marché. Aux alentours, les déchets continuent à giser à ras le sol.
À la défaveur d’une population « offusquée » par l’envahissement de toutes sortes d’ordures à proximité de leur quartier. Les odeurs nauséabondes que dégagent ces détritus en rajoutent au calvaire de cette population, dont des familles venues d’autres régions cherchent à Benslimane une guérison pour leurs problèmes asthmatiques. Peine perdue. Même les plantes, des arbres d’eucalyptus notamment, sont devenues pâles à cause de ces déchets.
Qu’en dire des êtres humains ? Les services de soins, qui se comptent sur le bout des doigts, ne désemplissent presque pas, tant les maladies sont nombreuses. Au grand dépit des fonctionnaires de la Santé, visiblement très débordés. Face à la congestion, des habitants sont obligés de s’adresser à la seule polyclinique que compte la ville. Noureddine. F, colporteur, a dû ce jour-là y laisser toute sa « fortune » pour soigner son enfant, asthmatique. Sa femme, Ghita. H, ne veut plus s’adresser aux services publics. « En plus des files interminables à la porte, il faut également faire face à la pénurie des médicaments ». « Autant se faire consulter dans un hôpital privé », se résout son époux, impuissant. En s’en remettant à Dieu, il s’en prend aux « élus » de la région. Changement de cap. 17 heures, à Dar Attaqafa.
Ce jour, un grand rassemblement s’était donné rendez-vous dans cet espace culturel. Objectif: créer une association du Festival printanier de Benslimane. Chose curieuse, l’assemblée constitutive de cette association était marquée par une descente massive des gens de l’autorité, caïds et autres élus compris. Pour le reste, quelques acteurs de la société civile n’avaient visiblement pas l’esprit à la fête. «Je suis venu ici par simple désir d’observation, et là j’ai dû mal à imaginer pourquoi les élus se sont déplacés ici en grand nombre », a-t-il lâché, naïf. En effet, ce rassemblement devait tenir lieu de pré-campagne électorale.

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