«Interdit d’entrer » (Mamnoue Doukhoul), « la Voie sacrée » (Attarik Al Mokaddassa), Douar El asker, ou encore Bab Lghoul. Des noms inhabituels pour des quartiers pourtant très connus à Fès. Tous se situent à Dhar Mahraz, en plein centre-ville-nouvelle de la capitale spirituelle du Royaume. L’un des plus grands foyers d’habitat insalubre du Maroc. Pauvreté, chômage, surpopulation, … Bref, tous les ingrédients sont réunis pour faire de ce lieu où résident plusieurs dizaines de milliers de personnes une poudrière à ciel ouvert. La proximité de la faculté de Dhar Mahraz n’est pas pour arranger les choses. Etudiants, de tous les courants politiques dominés évidemment par un activisme islamiste intense , vivent au milieu de cette insalubrité et ajoutent à la complexité d’un décor déjà très opaque.
Lundi 13 mars, en milieu de journée, à Bab Lghoul plus exactement, la bombe a failli exploser. Présents en masse à l’occasion de l’inauguration, par une délégation officielle, menée par le wali de la région Fès-Boulemane Mohamed Rharrabi et le ministre chargé de l’Habitat et de l’Urbanisme Taoufik Hejira, de la première tranche du projet de relogement des bidonvilles (649 ménages concernés par cette phase), les bénéficiaires ont crié haut et fort leur refus de changer de lieu de logement. Haussant le ton, ils ont jeté des pierres au passage du convoi officiel et les affrontements avec les forces de l’ordre ont failli dégénérer.
C’est quoi leur problème ? En fait, ils ne veulent pas adhérer à ce projet qui leur offre des logements sociaux propres dont la superficie va de 55 à 65 m2 à des prix variant entre 45.000 et 57.000 DH. A la portée de chacun. Trois jours après les incidents, le calme semble revenir. « Nous ne cherchions que faire connaître aux autorités, Taoufik Hejira en tête, notre version des faits », s’insurgent, en choeur, cinq jeunes hommes, la vingtaine à peine révolue, qui traînaient aux alentours des nouveaux immeubles destinés à accueillir leurs familles. De l’autre côté de cette nouvelle cité peinte en jaune, des éléments de la police et des Forces auxiliaires sont sur les dents pour « parer à toute éventualité », comme l’a expliqué un des membres de la Compagnie d’intervention mobile (CIM). Il est vrai que la tension est très perceptible. Des deux côtés, l’on est prêt à « passer aux choses sérieuses ».
D’un côté, des familles, des jeunes et moins jeunes, qui « défendront jusqu’au bout leurs maisons », de l’autre, des forces de l’ordre qui sont également prêtes à tout entreprendre pour « rétablir l’ordre public et empêcher des truands de quartiers de faire la loi ». Leur loi. Les manifestations de lundi ne sont que la partie visible de l’iceberg. Un bras de fer qui dure depuis les années 80 au point que Dhar Mahraz est devenu symptomatique du malaise économique et social de Fès.
« Non au logement-tombe » !
Drapeaux nationaux et blancs flottent sur toutes les baraques. Ici, tout le monde est militaire, actif ou à la retraite. La plupart ont servi au Sahara. « Chaque famille ou presque compte en son sein un membre qui a défendu l’intégrité territoriale du pays ». Une phrase qui revient sans cesse sur leur bouche comme un leitmotiv. « C’est comme ça qu’on les remercie : en les délogeant de leur baraque ? » est une phrase partagée par tous. Mais à Bab Lghoul, on refuse cette appellation de « baraques ». « Nous n’habitons pas un ensemble urbain issu de l’exode rural. La plupart des maisons sont construites en dur et sont raccordées au réseau de l’eau potable et de l’électricité. Ce douar date de la période du protectorat, construit en 1950 plus exactement.
Des années plus tard, ces habitations ont été mises à la disposition de nos parents, militaires, pour la plupart blessés au Sahara, par les œuvres sociales des FAR », explique Saïd, un des habitants de Bab Lghoul. Pour lui, les événements du début de la semaine ne sont qu’une manifestation spontanée des habitants. « Les autorités se moquent de nous. Comment voulez-vous qu’une famille nombreuse qui habite dans un espace de plusieurs centaines de mètres carrés puisse accepter de loger dans un petit appartement de 54 m2 ? Impossible pour un être censé de dire oui à cette proposition », estime Abdessalam, membre de l’Amicale des habitants de Bab Lghoul.
C’est en effet l’argument le plus avancé par les habitants récalcitrants qui refusent de déménager. C’est le cas de cette famille de 14 personnes, dont le père est militaire à la retraite, qui habite une maison avec jardin de 2500 m2. « Pourquoi voulez-vous que j’abandonne cette aisance pour un F2 ou F3 ? », demande-t-il, sûr de lui. Pour ce jeune étudiant, croisé sur le chemin de la faculté, il est hors de question qu’il quitte une maison où il dispose de sa propre chambre pour une autre où il serait obligé de partager une seule pièce exiguë, une boîte de sardine selon ses termes, avec ses frères et sœurs, et ce « quitte à ce qu’il s’explose » pour empêcher une telle folie. Une autre personne attaque bille en tête : « dans le cas d’une famille composée (NDLR : constitué d’un père de famille et d’enfants mariés avec petits-enfants habitant sous le même toit), les adultes devraient alors subvenir à leurs besoins naturels à tour de rôle ». Ces familles composées, signalons-le, ne représentent que 7 % de la population. Second argument, l’extrême pauvreté de la population. Retraités, ils sont en dehors du système bancaire. «Mi Ytto » est un exemple emblématique. Veuve d’un militaire, mère d’un jeune homme adoptif en chômage, elle ne dispose que d’une amigre pension de 400 DH comme revenu mensuel.
La simulation faite par les services de l’ERAC, en collaboration avec le CIH, établissement financier qui dispose d’une agence sur place, leur permet de bénéficier d’un crédit bancaire à un taux de 5,5 % avec, en moyenne, une mensualité variant de 450 à 550 DH. Naturellement « Mi Ytto » se trouve dans l’incapacité de payer une telle mensualité. Démunie, elle ne quitterait pour rien au monde son bidonville. Mais ce n’est nullement une fatalité, estime le directeur général de l’ERAC. Najib Cherkaoui estime que pour des cas pareils (10 % environ de la population de ce bidonville) en plus des familles composées, des solutions spécifiques sont envisagées. « De toutes les manières, ces cas vont être étudiés de manière particulière. Il est clair que dans tous les projets de relogement des bidonvillois, des cas d’extrême pauvreté se posent. Souvent, ces ménages bénéficient de logements sans qu’ils aient à débourser plus qu’ils ne peuvent se permettre », ajoute le responsable de l’établissement régional.
Un autre responsable de la ville n’écarte pas le recours à une aide extérieure au projet. Le directeur de l’Agence urbaine et de sauvegarde de Fès est du même avis. Hassan Zahri érige en priorité la nécessité pour la capitale spirituelle du Royaume de régler définitivement un problème urbanistique qui menace sérieusement le tissu social local. Les bidonvillois concernés pour leur part veulent un financement sans intérêts, ou carrément la gratuité pour ces gens-là.
La baraka des baraques
Mais sont-ils tous réticents ? La réponse est nuancée. Sur les 647 ménages concernés par la première tranche, plus de 450 ont déjà payé leur dû, 78 rubis sur l’ongle ! Sur place, de nombreux appartements sont d’ores et déjà habités, à l’image de ces deux jeunes membres d’une seule famille, qui, adossés à la fenêtre de leur appartement au premier étage d’un immeuble flambant neuf. Eux, ils ont choisi de quitter un bidonville pour du dur, avec robinets, chasse d’eau et interrupteurs de lumière. Ils veulent surtout évoluer dans un environnement beaucoup plus salubre. C’est qu’à « Mamnoue Doukhoul », « Attarik Al Mokaddassa », Douar El asker, ou encore Bab Lghoul, les intérêts sont antagonistes. Ils sont dans la plupart d’ordre purement matériel. La proximité de la faculté est un fonds de commerce que certains n’hésitent pas à exploiter.
Résultat : une manne financière mensuelle qui peut atteindre 8000 DH par mois. La chambre est ainsi louée à près de 1000 DH. Sans oublier les à-côtés, offres de prise en charge alimentaire et de ménage sont également proposées aux étudiants. « Comment voulez-vous que ces personnes laissent cette poule aux œufs d’or pour un logement plus propre ? », s’exclame un responsable qui met en évidence l’extrême complexité de la situation due à l’existence de plusieurs courants politiques dans la région.
Lundi 13 mars, des pancartes anti-maire Hamid Chabat (Istiqlal) étaient brandies. C’est dire combien l’ambiance est électrique à Fès.