Culture

Enfance outragée

© D.R

Dans un lit d’hôpital, un tas d’ossement cadavérique et difforme gît, recroquevillé dans une posture foetale. Ni l’âge ni le sexe ne sautent, à première vue, aux yeux de cette main de médecin qui essaie de démêler l’écheveau de cette masse humaine. Un instant, le sommet du crâne apparaît, à peine recouvert d’une couche fine de duvet noir, et qui laisse entrevoir des traces de coups et de blessures.
Certaines de ces blessures, récentes, supportent encore les croûtes infectées qui les recouvrent, d’autres, plus anciennes ne sont plus que des cicatrices qui remontent sûrement à l’instant où, munie d’un rasoir, une main criminelle s’était acharnée sur cette petite boule pour la saigner et la décaper du luxe que peuvent représenter des cheveux. La caméra de la deuxième chaîne qui filme l’horreur, tente d’épouser le rythme de la main du médecin qui ausculte la masse désarticulée. Au fur et à mesure de l’auscultation, l’étendue de l’horreur s’affiche, autant par les traces du calvaire enduré que par son impact : des bleus, des sillons de coups, des brûlures, des trous, des jambes décharnées et tordues, des pieds enflés et une série infinie de griffures et de cicatrices vieilles, moins vieilles ou toutes fraîches encore. Un cri à peine audible jaillit et la caméra se fixe sur un regard éteint, un visage sans expressions et une voix d’outre-tombe qui raconte, avec des mots simples et hachurés, comment tous ces sévices se sont appliqués sur ce corps meurtri et marqué au fer rouge.
Un sentiment de révolte et de honte s’est sûrement emparé de tous les téléspectateurs qui ont suivi le reportage d’ouverture du journal télévisé du vendredi 24 décembre, sur 2M. À l’heure où le Maroc entreprend d’exorciser l’horreur des années de plomb, voilà que des images, filmées dans un hôpital casablancais, viennent rappeler que le chemin qui reste à parcourir doit emprunter aussi d’autres voies. À l’heure où, en direct, sur les chaînes de télévision et les ondes des radios nationales, les témoignages des victimes des exactions de cette page sombre de notre Histoire exorcisent les démons, des images d’une enfant martyre viennent perturber cet état de Grâce.
Des images qui interpellent sur l’utilité d’une telle thérapie de groupes alors qu’un complot du silence de toute une société se trame contre le sort d’une petite bonne, âgée à peine de neuf ans. Aziza n’est pas une ancienne de Tazmamart, d’Agdz ou de Kelât M’Gouna. Elle n’a pas séjourné à Derb Moulay Chérif ou à Dar Mokri. Aziza n’appartient ni aux groupes des conjurés de Skhirat ni à ceux qui ont tenté de bombarder le Boeing Royal. Elle n’est ni une militante idéaliste qui rêve de changer le monde, ni une révolutionnaire qui s’est engagée dans des groupuscules pour porter des armes contre un système qui ne convient pas à son idéal. Aziza n’est ni de gauche, ni de droite, ni pigidiste ou marxiste-léniniste. Elle ignore le sens même de ces notions et de ces références. À neuf ans, Aziza ignore d’ailleurs tout. Elle n’a jamais mis les pieds dans une école. Elle ne sait ni lire ni écrire. Elle n’a jamais eu que des rêves plein la tête qu’elle trimbalait, dans sa solitude de servante à quatre sous, entre serpillières et casseroles, en courbant l’échine sous le poids du fouet. Elle ne connaît de la vie que ces outrages successifs que son corps, frêle, menu et affamé, encaisse depuis que ses parents l’ont kidnappée à son enfance pauvre, dans son village enclavé de ce Maroc inutile, pour la placer chez ce couple de petites gens, à Casablanca. Et là, la vie allait violer son innocence et tourmenter son petit être.
Dans son foyer d’accueil, Aziza va entamer une véritable et systématique descente aux enfers, au vu et au su de tout le monde. Les voisins, l’épicier, la famille de son bourreau, le mokkadem, les éboueurs, les marchands ambulants, le porteur d’eau, les juges, les avocats, les médecins, les enseignants, les flics, les caïds,les ministres, les journalistes, les hommes, les femmes, les jeunes et les moins jeunes. Tous ceux qui ont toléré qu’Aziza soit corvéable à merci, battue et humiliée, de jour comme de nuit, sont coupables d’un crime monstrueux qui est systématiquement perpétré contre les enfants d’une nation qui prétend à une vie libre et digne. Ce qui est arrivé à Aziza n’est pas un cas isolé. Des petites Aziza, le Maroc en compte des centaines de milliers. Des centaines de milliers qui hurlent, en silence, leur haine de ce monde d’adultes qui les étouffent de son mépris. Mais le complot de silence qui écrase et humilie les enfants du Maroc actuel est la pire des atteintes aux droits de l’Homme.
Et c’est pour que cesse cette humiliation, pour que notre quête de la liberté et de la démocratie soit crédible, pour que cet enfant se réconcilie avec le monde et la vie, il faudrait que ses bourreaux soient mis au ban de la société et qu’ils servent d’exemples à tous ceux et celles qui assassinent, en les fracassant, les rêves et l’innocence des enfants du Maroc.

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