Fès. La maison du grand savant Sidi Ahmed Bensouda qui résiste aux intempéries depuis le 18e siècle fait aujourd’hui l’objet de beaucoup de convoitises. Bras de fer entre les héritiers, va et vient des visiteurs, proposition des bazaristes. Rachetée depuis quelques mois par un Marrakchi, passionné du patrimoine, cette demeure dont l’illustre occupant repose juste en face, dans un mausolée érigé en son honneur, n’est pas encore sorti du bout du tunnel. Deux de ses cinq portes géantes, pièces exceptionnelles de musée, ont été dérobées.
L’opération a été découverte en pleine nuit et par hasard par le directeur du Centre culturel américain. Le temps de mobiliser les héritiers et «les amis du patrimoine», les portes avaient déjà quitté Fès. C’est à Rabat, dans l’arrière-boutique d’un artisan revendeur, que ces objets, vendus à 60 000 dirhams seront découverts. Pas toutes. Trois des cinq portes exposées chez l’antiquaire étaient déjà revendues à un Belge. Quant aux autres, elles ont pris le chemin des mers. Jusqu’à ce jour, aucune trace. L’acte est loin d’être isolé. A Marrakech, c’est par conteneurs que les objets du patrimoine astucieusement mélangés avec ceux de l’artisanat sont expédiés. Dans les alentours de la Koutoubia, un vieux parking s’est transformé de facto en entrepôt, mais où, précise un habitué des lieux, «l’on ne trouve que des objets de moyenne valeur. Pour les pièces précieuses, les transactions se font en général sans témoins». Les rares échos de protestation ont été vite étouffés. Comme ce fut le cas, lors de la démolition d’un riad ayant appartenu au Caîd Glaoui.
A l’époque, une dizaine de pétitions avaient été adressées à la Municipalité. Rien n’a faire, le plafond de cette maison antique sert aujourd’hui de toît à une nouvelle maison construite dans la Palmeraie. Une autre pétition avait aussi été adressée aux autorités lors de la construction des Jardins de la Koutoubia. Erigé sur un bâtiment historique, ce riad peut aujourd’hui se targuer d’être l’un des rares à dépasser les 8,5 mètres de rigueur autorisés dans la Médina de Marrakech. Le trafic est tel que d’aucuns disent «qu’il ne reste plus rien à Marrakech. Les bonnes affaires se font entre Fès et Meknès», précise un propriètaire de maison d’hôte. Mais là aussi, dans la capitale spirituelle, selon des personnalités locales, les dégats sont colossaux. Il ne reste plus que trois maisons Mérinides à Fès, avance-t-on dans les cercles bénévoles constitués de facto pour défendre le «patrimoine en péril». Ce n’est pas l’avis de beaucoup de cadres du ministère du Tourisme qui s’inquiètent souvent que derrière cet intérêt pour l’histoire, les protecteurs du patrimoine ne se livrent à un business qui se révèle rentable. Et si c’était le cas ?
Co-auteur avec d’autres chercheurs et historiens d’un rapport monumental (trois tomes) sur Fès, Ali Amhane, est plutôt sceptique quant aux nombreuses motivations de ces défenseurs du patrimoine. Intérêt pécuniaire ou geste citoyen ? Le professeur de l’INSAP, entre autres co-fondateur avec Alpha Omar Konaré (ancien président de la République du Mali, aujourd’hui secrétaire général de l’Union Africaine) d’un réseau africain de protection du patrimoine, ne veut pas susciter la polémique. Ce qui ne l’empêche pas de réfuter la thèse selon laquelle «il n’y aurait plus de maison Mérinides à Fès !». Et de regretter cette effervescence manifeste autour de la protection du patrimoine. Bref, il y a le flou. Mais aucune statique, aucun chiffre disponible à la direction de Patrimoine. Observateur indépendant et témoin privilégié de l’évolution de la politique marocaine de protection du patrimoine, l’historien Robert Lethon n’a pas fini de pleurer ce qu’il appelle «la première mosquée Almohade», qu’il situe aux environs de la Koutoubia à Marrakech. «Sur les nombreuses traces qui faisaient deviner aux visiteurs du génie de ces guerriers arabo-berbères, on a posé des pots de fleurs». Preuve que la préoccupation du patrimoine a encore du chemin à faire.
L’auteur de la découverte récente des premières «peintures rupestres», dans les environs de Marrakech dit s’être interdire d’accès à ces fouilles. L’INSAP aurait donné des ordres aux autorités locales. Dans les dédales de la Médina, il n’est pas rare qu’on s’interroge d’ailleurs sur la nature de la mission de cet organisme. Le directeur de l’antenne locale de l’INSAP, qui a pour mission de surveiller et de prévenir n’aurait pas de véhicule. Autant dire que pour ce fonctionnaire, la mission de surveillance d’un vaste territoire en contact avec le désert ressemble au célèbre film «Mission impossible».
Il est relativement facile de surveiller les patrimoines reconnus et identifiés dans les grandes villes, ailleurs, dans le Sahara, c’est une véritable chasse au Trésor. Le même Robert Lethon rappelle que du côté Missrayet, il y a une grotte où avait été découverte une femme momifiée naturellement avec son bébé sur le dos. «Le temps de signaler la découverte aux autorités, des gens sont venus voler bracelets et bijoux». Ailleurs, c’est un autre site, probablement théâtre de combat, que des amateurs d’archéologie vont en masse, à la recherche des armes et des coutelas anciens. Casablanca aussi dispose d’un patrimoine en péril. Dans les parages de la carrière de Sidi Abderrahmane, un poulailler a été érigé sur l’emplacement de deux petites grottes où étaient retrouvées des sculptures anciennes. Un détail qui n’émeut personne et qui pousse aussi les «amis du patrimoine» à s’interroger sur l’absence de réaction de la tutelle.
Une réglementation hybride
Pour agir, rappelle Ali Amhane, il est indispensable d’avoir des moyens juridiques. Ce qui n’est pas le cas actuellement. Les questions de patrimoine sont écartelées entre plusieurs ministères, de la Culture, du Tourisme et de l’Artisanat, de l’Intérieur et des Mines et de l’Energie. Il y a ensuite la distinction entre le patrimoine public et le patrimoine privé. Des définitions qui rendent les procédures de classement longues et souvent interminables, à l’exemple de l’hôtel Lincoln à Casablanca. De plus, au regard de la loi marocaine, il est parfaitement légal de vendre un patrimoine, mais à condition que cela soit à l’intérieur du pays. Mais les douaniers marocains, à l’inverse de leurs homologues français et italiens (qui ont découvert il y a deux mois un immense réseau de trafic prenant départ dans le désert marocain) ne sont pas formés pour faire la distinction entre l’artisanat et le patrimoine. La confusion rend le contrôle des bijoux et parures impossibles. D’où, selon les spécialistes, des critères techniques permettant de mener un travail de classement. Tant qu’à la Douane, la sensibilisation n’est pas menée, les voleurs de patrimoine auront encore de beaux jours devant eux. «Il y a lieu aussi de mettre en place une réglementation sur la circulation du patrimoine à l’intérieur du pays, et de définir, comme l’ont fait nos voisins, ce que c’est qu’un antiquaire», poursuit M. Amhane. Pour le moment, il s’agit d’un vœu pieux.
Le rayon d’action du ministère de la Culture ne lui permet pas d’intervenir au niveau du commerce de pièces fossiles, dans le triangle d’Errachidia, Erfoud et Merzouga. «Parce que les fossiles relèvent du ministère des Mines et de l’Energie», relève doctement un cadre du ministère.