Mounir Oussikoum met l’accent sur une kyrielle de composantes relatives au passage de l’adaptation du roman au scénario. Si le roman explore souvent l’intériorité et la subtilité du style, le cinéma privilégie l’action et la visualité. Les détails.
ALM : Qu’est-ce que l’adaptation du roman au scénario ?
Mounir Oussikoum : L’adaptation n’est pas un transvasement : c’est un passage intersémiotique où l’hypotexte devient hypertexte filmique. Elle procède d’un transfert intersémiotique par lequel l’adaptateur repense l’hypotexte pour en extraire ce que j’appelle, dans mes séminaires, le «suc substan-filmique» : la substance esthétique et narrative recréée par images, sons et montage. Chaque opération est un choix qui produit du sens. On n’adapte pas pour reproduire, mais pour réinterpréter sous contraintes de durée, de rythme et d’images.
Quelles sont les étapes du processus d’adaptation du roman au scénario ?
Les étapes du processus d’adaptation commencent par un soupçon et un contrat. Soupçon, parce que le roman déborde d’une richesse que l’écran ne peut absorber ; contrat, parce que sans cible, durée et économie, aucune adaptation ne tient. Ce contrat doit être formulé en trois lignes, pour saisir l’essentiel de ce qu’il faut sauver et de ce qu’il faut sacrifier. Vient ensuite la lecture-diagnostic, qui identifie ce qui doit survivre – motifs, axe moral, architecture narrative. Puis l’atelier des équivalents: aux effets d’écriture du roman doivent répondre des effets de mise en scène. On entre alors dans le travail des 4 E: Excision, Elagage, Extension, Expansion. À cela s’ajoutent les opérations de déplacement, les «trans-» : transdiégétisation (déplacer l’action dans un autre cadre spatiotemporel), transpragmatisation (modifier des détails et des gestes en fonction de ce déplacement), transmotivation (substituer ou transformer les motifs qui expliquent les actions) et transvalorisation (modifier la valeur morale ou symbolique d’une action ou d’un personnage). Enfin, la question décisive est posée : le scénario se tient-il sans la béquille du roman ? Si la réponse est positive, l’adaptation existe.
Quels sont les défis de l’adaptation?
Les défis de l’adaptation tiennent d’abord à la différence du langage entre littérature et cinéma. Le roman explore souvent l’intériorité et la subtilité du style, tandis que le cinéma privilégie l’action et la visualité. Adapter des auteurs comme Proust ou Joyce est donc autrement plus complexe qu’un récit d’action déjà «visuel», car traduire des états d’âme ou des nuances d’écriture risque de s’appauvrir à l’écran.
S’ajoutent des contraintes techniques: l’excision et la condensation qui réduisent la complexité du texte, la difficulté de trouver des équivalents filmiques aux procédés littéraires, la tension permanente entre fidélité au texte source et créativité cinématographique. Les opérations de transformation –transdiégétisation, transpragmatisation, transmotivation, transvalorisation– exigent de préserver l’esprit du roman tout en le recréant dans le langage propre du cinéma. Le défi consiste à faire exister un roman à l’écran sans le trahir, mais aussi sans priver le film de son autonomie esthétique.
Jean Anouilh a affirmé que dans la vie c’est comme au cinéma, ce n’est jamais le scénario qu’on avait imaginé qu’on tourne, et Mario Vargas Llosa affirme que chaque roman est un déicide secret, un assassinat symbolique de la réalité. Qu’en pensez-vous ?
Tout à fait logique. Adapter est un processus d’exploration et d’apprentissage. On avance par hypothèses, essais, retours, corrections. La lecture-diagnostic éclaire, le tournage rebat les cartes, le montage reconfigure l’ensemble. À chaque étape, on calibre des équivalents filmiques plus justes. L’adaptation est une recherche-création où l’équipe apprend autant que l’œuvre se découvre.
Pour le «déicide», oui et non. Oui, parce que toute fiction institue son propre monde et suspend la réalité empirique au profit d’une logique interne. Non, parce que l’œuvre publiée n’appartient plus à son seul auteur. Elle entre dans une communauté interprétante –lecteurs, critiques, adaptateurs– qui la réécrit en la lisant. L’adaptation n’assassine pas le roman. Elle le pluralise, elle en déplace l’autorité en produisant un hypertexte autonome. Au bout du compte, adapter c’est apprendre en commun et faire exister un roman à l’écran sans le trahir ni priver le film de son autonomie esthétique.
La transposition altère-t-elle l’essence de l’histoire ?
Il faut distinguer adaptation et transposition. L’adaptation est le passage d’une œuvre ou d’un sujet d’un art à un autre (par exemple du roman au cinéma): une réécriture intersémiotique dans un langage différent. La transposition est le transfert spatiotemporel de la diégèse à l’intérieur d’une adaptation, qui déplace l’époque et/ou le lieu. Nombre de dictionnaires, comme le Trésor de la langue française ou le Grand Larousse de la langue française, brouillent ces notions en assimilant l’adaptation à une «transposition» : évitons cette confusion. À ne pas confondre non plus avec la modernisation, remise en scène actualisée d’une œuvre dans le même art (par exemple un Hamlet situé aujourd’hui), ni avec le remake, nouveau film refaisant un film antérieur (par exemple The Amazing Spider-Man (2012) reprenant Spider-Man (2002)). La transposition peut infléchir la perception et donc le sens, sans abolir l’esprit de l’histoire : c’est un procédé au service de l’adaptation, qui vise moins à reproduire qu’à recréer un récit dans un autre langage artistique.
Qu’est-ce qu’un scénariste ? Quelles qualités et quelles étapes ?
Un scénariste écrit pour être vu, pas pour être lu. Un scénariste est un auteur de durées et d’actions : il agence images, sons et silences pour construire un parcours de regard. Le métier exige le sens de la structure (voir l’arc, couper le gras), la traduction des effets d’écriture en effets de mise en scène, la cohérence des enjeux, un pragmatisme créatif et l’esprit d’équipe. Les étapes vont de l’idée documentée à la continuité dialoguée, en passant par la logline, le synopsis, le traitement et le séquencier. Le découpage relève plutôt de la réalisation. Travail itératif : lectures à voix haute, retours, réécritures, jusqu’au bon rythme.














