Culture

Entretien avec Leïla Bahsaïn, auteure franco-marocaine : «Mes personnages puisent leur force dans l’humour et l’autodérision»

© D.R

La romancière Leïla Bahsaïn vient de publier un nouveau roman. Elle en révèle un avant-goût directement après sa sortie en librairies marocaines. L’auteure, qui s’exprime également sur sa participation au festival du livre africain à Marrakech, ressort la différence entre ses écrits époustouflants.

Votre nouveau roman «Ce que je sais de Monsieur Jacques» est disponible au Maroc depuis quelques jours. Pourriez-vous nous en donner un avant-goût ?
Leïla Bahsaïn : Il s’agit d’un roman d’apprentissage raconté par une adolescente, Loula. Poussée par un appétit de vivre et une grande curiosité, elle observe les adultes qui l’entourent et décide de rendre compte des nombreuses dominations et violences que peuvent subir les enfants. Loula focalise son attention sur un voisin, Monsieur Jacques, qui devient un symbole car il est au sommet de la hiérarchie des dominations. Le roman n’est pas pour autant noir. Des moments d’amitié, de joie intense, parcourent cette histoire car j’ai voulu restituer la splendeur qui caractérise l’univers de ces adolescents, construire un contraste entre la noirceur des difficultés qu’ils subissent et la beauté de leur énergie de vie et de leur innocence.

Vous avez également participé au festival du livre africain à Marrakech. Qu’est-ce que cela vous fait ?
Je me réjouis d’avoir participé pour la deuxième année consécutive à ce très beau festival. Marrakech méritait un tel événement culturel. Outre l’opportunité de rencontrer d’autres écrivains originaires de toute l’Afrique, j’apprécie particulièrement la mobilisation de ce festival en faveur de la promotion de la lecture auprès des jeunes. J’ai par exemple eu l’opportunité de passer une matinée au lycée Salaheddine Elayoubi où j’ai eu la joie d’animer un atelier d’écriture auprès des élèves. De même, la master class que j’ai donnée à l’Université UM6P de Benguerir a été un moment très fort. Je n’oublie pas que j’étais à la place de ces jeunes et combien la transmission est nécessaire.

Vos deux premières œuvres abordent entre autres l’identité. Veuillez bien nous expliquer les raisons de ce choixet pourquoi il y a un changement dans votre nouvelle œuvre…
En vérité, je n’entame pas l’écriture d’un roman pour aborder un thème en particulier. Si c’était le cas, je crois que je me tournerais vers l’écriture de livres de réflexion c’est-à-dire des essais. Mon projet est avant tout littéraire. Ce qui m’intéresse, c’est de raconter une histoire en faisant un travail sur la langue. Ce sont la construction des personnages, la structure du roman, le style, qui me passionnent. Je veux que mon texte ait une charge poétique qui correspond à l’histoire que je raconte et à la trajectoire de mes personnages. Ensuite, lorsqu’on s’intéresse à un parcours de vie individuel, il y a certaines thématiques qui se dégagent de ce que nous écrivons.

Il est vrai que la question de l’identité est commune à mes deux premiers romans. Ceux qui assignent une identité géographique ou religieuse à l’individu cherchent à le réduire. Dija, la narratrice de mon deuxième roman, l’a parfaitement compris. Elle ne veut être «ni corps, ni religion ni race». Elle veut être elle-même, un être dont le propre est de circuler, et se renouveler. On ne peut pas construire une identité sur un rejet, il faut accepter de cumuler et de modeler son identité à l’envi. C’est une libération quand Dija prend conscience de cela. L’identité est vivante. Elle ne peut être figée. Vouloir l’agréger pour mieux la manipuler conduit aux dérives qui font la Une de l’actualité. Dans mon nouveau roman, qui suit le parcours d’une adolescente dans le Maroc des années 90, il est question des nombreuses dominations qui s’exercent sur les enfants, surtout les plus pauvres.

Dans votre œuvre «La théorie des aubergines», vous expliquez vers la fin que cette théorie insinue la division du travail. Serait-ce votre recette pour le partage des tâches dans les milieux professionnels ?
Je crois en effet aux vertus de l’entraide. Dans un chapitre poétique du roman, le chef Achour explique cette théorie. La rentabilité supplante aujourd’hui la vocation et la coopération. C’est regrettable. Le tout numérique, la paupérisation langagière ont fait du tort à Dija, la narratrice de roman. Ça lui a coûté son emploi de rédactrice et bien plus. Elle se sent inadaptée. L’injonction à la performance, l’orwellisation, la précarisation de l’emploi, montrent leurs limites. C’est un secret de polichinelle. Le monde du travail peut générer de la souffrance. Le livre creuse aussi de nouvelles possibilités pour y remédier. Tout n’est pas noir, heureusement. Il y a des possibilités de se réinventer. Cette cuisine en est la démonstration.

Cette publication, au style assez soutenu, a aussi la particularité de mieux révéler votre sens de l’humour. Quel commentaire en faites-vous ?
Je confirme et me réjouis de ces affirmations. Elles me confortent dans ma stratégie narrative de départ. Mes personnages puisent leur force dans l’humour et l’autodérision. Ce roman concerne une collectivité faite d’individualités secouées par les défaillances, les dysfonctionnements d’un système. «L’Homme de la mondialisation» m’intéresse par sa tendance à croire bonnement en l’époque et son omnipotence. Malgré l’adversité, l’histoire de ces «Gens dans la cuisine» est optimiste. Car l’optimisme et l’humour n’ont rien à voir avec la naïveté. C’est être lucide sur la réalité et sa difficulté mais faire le choix d’un élan de vie constructif et résilient. Je trouve malheureux de considérer «les bons sentiments» comme un concept niais. Pour moi, l’optimisme est le dernier recours des perdants. Et la littérature, un triomphe pour les méprisés.

«La théorie des aubergines» met également en jeu des personnages de différentes nationalités dans la cuisine d’une entreprise. Cependant, le lecteur est surpris par le sort que vous réservez à certains d’entre eux, notamment «Achour». Pourriez-vous nous expliquer pourquoi un tel destin?
Comme dans la vraie vie, il y a des destins fictifs qui surprennent même l’écrivain qui les a ébauchés. Le Chef Achour est un personnage à la verve percutante, il partage avec ses apprentis cuisiniers sa philosophie de vie. Un bon sens, une intelligence pleine de simplicité. Sa parole n’est pas pédante et chacun s’approprie ses aphorismes qui incitent à réfléchir. Il y a beaucoup de civisme dans l’acte de cuisiner. Il incarne cette éthique de la simplicité. Achour donne une place à l’initiative personnelle dans cette cuisine. Il est ouvert aux propositions. Il a roulé sa bosse et a connu des échecs dont il s’est relevé désargenté mais plus humain et perspicace. Cette sagesse populaire est souvent méprisée au profit des «grandes théories», c’est bien dommage. Je ne veux pas tout dévoiler du roman, mais je comprends parfaitement votre attachement à ce personnage!

Vos projets ?
Continuer, tout simplement. Construire des univers romanesques pour soi et pour ceux qui souhaitent les partager, je ne connais pas de plus haute expression de sincérité, d’authenticité.

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