Culture

Fin de parcours pour la Chanson «engagée»?

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Le phénomène Nass El ghiwane, et après eux Jil Jilala, Lemchaheb et d’autres ne peut être confiné aux personnes qui formaient ces groupes mythiques. La pratique des ghiwanes est une coutume ancestrale qui conférait à des gens connus pour leur probité et leur modestie la faculté de décrire par le chant et la parole la vie quotidienne, les problèmes et entraves de leurs semblables. Ces troubadours, de douars en douars, transmettaient leur savoir par l’entremise de la poésie, du chant et du jeu théâtral.
Dignité , humilité, talent à l’état brut, telles sont les composantes de ces formations considérées pendant longtemps comme révolutionnaires. Au début des années 60, un quartier tout aussi mythique de Casablanca, Hay Mohammadi, haut lieu de la résistance marocaine , enfantera les cinq garçons qui vont révolutionner le champ artistique marocain : Omar Sayed et Boujemâa -dit Boujemiî-, Larbi Batma et Yaâla Allal. Quelque temps plus tard, naît Jil Jilala , la troupe fondée, conjointement par My Abdelaaziz Tahiri et Mohammed Derhem. La jeunesse de l’époque était abreuvée de chansons égyptiennes, européennes, américaines… La question qui se posait alors était de savoir les raisons pour lesquelles l’identité marocaine, avec sa civilisation et sa culture, était absente des ondes.
Par leur approche insolite, les nouveaux groupes s’inscrivaient d’emblée dans un mouvement de réaction contre la chanson dite moderne qui languissait dans d’interminables plaintes d’amour et ennuyait par son caractère relativement figé. Les nouveaux groupes s’attachaient à créer un ton véhément en parfaite osmose avec les nouveaux textes. Tout le monde sentait cette opposition symbolique entre deux genres de chansons : l’une conventionnelle et statique, l’autre militante et prometteuse. Les nouvelles chansons de Nass El Ghiwane, de Jil Jilala et Lemchaheb avaient pour titres : « Siniya », « Leklam Lemrassaâ », « Ahl el hal », « Had chi mektoub »…Ces groupes ne se doutaient pas de ce que leur prestation allait réveiller en un public avide de renouveau à l’aube des années 70, années difficiles sur le plan social et politique.
Le premier Show de Nass El Ghiwane eut lieu à Casablanca dans le restaurant le Nautilus à Ain Diab. Mais la consécration aura lieu au théâtre Mohammed V à Rabat en 1971. Depuis, c’est la grande lancée du phénomène novateur. Ils se produiront même à l’Olympia en France devant des milliers de spectateurs. Leurs fans marocains étaient ravis, car emportés par le rythme et enthousiasmés par des textes qui les touchaient directement. Par leurs habits de scène, par les instruments traditionnels utilisés, et par leur touchante faculté à saisir le malaises ambiants, les groupes communièrent avec le public.
Ils devinrent par la suite la voix des opprimés, des contestataires étudiants mais aussi d’une certaine intelligentsia de gauche. A une époque où une simple déclaration conduisait au cachot, ils dénonçaient via leurs chants les responsables corrompus. Dans le champ culturel, ils ont adopté un rapport non traditionnel avec la tradition et accompli en fait une « rupture épistémologique » comme le souligne le chercheur et passionné du groupe Mokhtar Zagzoule.
C’est la raison pour laquelle ils ont eu un public spécifique au-delà des fans au sens classique du terme. L’idée était simple : il fallait réquisitionner le patrimoine pour créer des textes portant sur des questions de société. Il fallait ensuite écrire des textes « engagés » en dépassant le cadre local. Sur le plan musical, le groupe composé de cinq à six jeunes gens s’est révélé rapidement plus efficient qu’un orchestre nombreux et, disons-le, franchement passif. Il faut signaler que la femme marocaine faisait partie de cette transformatrion de la chanson populaire engagée car parmi Jil Jilala et Lemchaheb, il y avait deux jeunes femmes : Sakina et Souad. Les phrases musicales sont simples et faciles à répéter, car elles se réfèrent à des schémas connus du public. Le processus contradictoire qui, à la fois intègre la musique populaire et s’en démarque a eu pour conséquence l’amalgame des thèmes, des combinaisons rythmiques et mélodiques, et surtout la réunion d’instruments venus de traditions différentes : on n’avait jamais vu auparavant le guenbri gnawi côtoyer le harraz hamdûshi, la tbila des ‘Aïssawa, le bendir des chanteurs populaires, la taârija marrakchi et même le banjo ou la mandoline au son métallique.
La mélodie puise aussi bien dans le melhoun ou dans le répertoire profane de la campagne que dans les chants des confréries. Le Melhoun est surtout puisé dans les chansons s’inspirant soit d’un personnage populaire (tel Sidi Qaddûr Al Alami), soit d’un thème pouvant être réinterprété dans le présent, soit des quatrains du soufi itinérant, Sidi Abderrahmân al-Majdûb, etc.
Les succès du «genre» Nass El Ghiwane n’était pas limité au Maroc, mais s’étendit au-delà des frontières, notamment dans les pays du Maghreb. De récentes recherches sur le mouvement Rai en Algérie ont même démontré l’influence des groupes marocains dans la naissance de la chanson Rai à Oran. De même,des groupes nés en Tunisie et en Libye ont puisé leurs sources d’inspiration dans le répertoire marocain. (El Mezdaouiya dans les années 80 en Libye). Dans la décennie 80, on a assisté à l’enlisement progressif de la chanson marocaine façon Nass El Ghiwane.
Après une volonté sincère de rénovation musicale, elle s’est répétée, alors que les nouveaux groupes censés dynamiser le paysage musical sont largement en-deçà de leurs aînés du début des années 70. Cette situation est tributaire des mutations sociologiques et démographiques qui ont vite tempéré l’ardeur de la nouvelle chanson et de son public. Du coup, c’est le début d’un déclin que les innombrables tentatives de redressement et de rénovation n’arrêteront pas, surtout après la mort de Larbi Batma, et la séparation de Lemchaheb et de Jil Jilala. Pourtant, recomposés, en essayant d’injecter du nouveau sang, ils continuent de produire.
Tous ces artistes, à l’image du reste de la famille artistique nationale, vivent aujourd’hui dans la précarité. C’est à peine s’ils tiennent le coup devant la flambée du coût de la vie quotidienne et du désintérêt total d’un nouveau public branché ailleurs. De temps en temps, on leur rend un hommage à travers la télé et puis ils sombrent de nouveau dans les oubliettes.

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