Culture

Hommage à David Lynch: L’art de filmer l’impossible

© D.R

Le réalisateur américain, à qui l’on doit, entre autres, l’inoubliable «Twin Peaks» et «Mulholland Drive», est mort, le 16 janvier 2025, à l’âge de 78 ans. David Lynch a ouvert une porte immense sur l’inconnu, avec un cinéma singulier et une manière de voir très personnelle.

«Le monde entier est cruel à l’intérieur et cinglé en surface». Cette phrase de David Lynch sonne comme le testament d’une époque. C’est ce qui a poussé ce visionnaire à scruter les recoins sombres de notre existence. David Lynch ajoute que «L’inconnu, c’est toujours excitant…», dans ce sens que plus on avance vers ce qui nous échappe, plus on se connaît et plus notre désir d’en savoir davantage s’accroît. Cette quête de ce qui se cache dans l’inconnu nous montre aussi à quel point ce monde est étrange, absurde et cruel, comme le souligne le cinéaste lui-même : «Le monde contemporain n’est peut-être pas exactement l’endroit le plus brillant où l’on puisse rêver de vivre. C’est une espèce d’étrange carnaval. Où il y a pas mal de douleur mais qui peut-être assez drôle aussi».

Quand j’ai eu l’honneur de rencontrer David Lynch, il y a de cela une vingtaine d’années, le cinéaste, d’une simplicité désarmante, a pris le temps d’une marche dans un jardin à Marrakech pour me parler de ce qui fait l’essence de son cinéma et de sa vision du rôle que peut jouer l’image dans le monde aujourd’hui. Pour l’auteur de Elephant Man, il y a tout un pan invisible dans cette existence qui nous échappe complètement, et c’est là qu’il faut aller chercher un peu de lumière :  «J’ai appris que, juste en dessous de la surface, il y a un autre monde, et puis encore différent monde lorsque vous creusez plus profondément. Je le savais quand j’étais gamin, mais je ne pouvais pas en trouver la preuve. C’était juste comme un pressentiment. Il y a de la bonté dans le ciel et les fleurs, mais une autre force, une douleur sauvage et décadente, accompagne également le tout».

David Lynch, répondant à ma question sur le fil d’Ariane qui va de Eraserhead à Mulholland Drive, en passant par Elephant Man, Blue Velvet, Wild At Heart, Twin Peaks et Lost Highway, avance ceci de profond et d’insaisissable : «Elephant Man a quelque chose à l’intérieur de lui, qui pousse dans son corps. Il n’était pas un être humain parfaitement accompli mais il avait quand même des qualités très spirituelles. C’était comme si deux choses se passaient en lui, une dans son corps et l’autre qui gardait sa personnalité si innocente et bonne ». Avant de préciser davantage son propos, le cinéaste s’était ouvert sur sa quête spirituelle dans un monde dénué de spiritualité, sur son désir de rendre visible l’invisible sans en dévoiler l’essence : «Eraserhead est mon film le plus spirituel. Personne ne comprend quand je dis cela, mais c’est le cas. Eraserhead a évolué d’une certaine manière, et j’ignorais ce que cela signifiait. Je cherchais une clé qui dévoilerait le sens de ces séquences. Évidemment, j’en comprenais une partie ; mais j’ignorais ce qui les faisait tenir ensemble. C’était une situation délicate. Alors j’ai pris ma Bible et je me suis mis à lire. Et un beau jour, j’ai lu une phrase. Ensuite, j’ai refermé la Bible, parce que ça y était. Et là, j’ai visualisé la chose comme un tout. Cette vision s’est accomplie à 100% ».

C’est cette mystique que David Lynch a apporté au cinéma humain : une clarté, un voyage intérieur, une rédemption. Celle-ci passe par l’approfondissement de notre rapport à la vie, au monde, à l’inconnu, au songe et à l’imagination, qui est toujours en avance sur les réalités. David Lynch nous dit : «Il y a une logique dans chacun de mes films, mais l’important c’est votre logique à vous». C’est celle-ci, la logique de celui qui regarde qui apporte cet angle mystérieux qui réside au-delà du visible. C’est dans cet esprit que le réalisateur de «Lost Highway» dit ceci : «La vie est très, très compliquée; donc on devrait pouvoir faire des films tout aussi complexes». Complexe dans leur traitement, dans leur écriture, dans la manière de les filmer, dans leurs angles de vision et d’attaque, dans leurs silences, dans leurs dialogues, dans leurs caractères, dans leur pourquoi, dans leur comment. Parce qu’un film se doit de remuer la vie, d’aller la scruter dans ses recoins les plus lointains, d’aller illuminer ses zones d’ombre, en interrogeant le passé, le présent, les projections mentales, la capacité de cognition pour toucher du doigt ce qui sous-tend toute œuvre de cinéma digne de ce nom.

Une œuvre qui va de la vie vers la vie. Une œuvre qui puise en soi l’intime pour le partager avec l’autre, dans son intimité propre. Complexe dans ce sens que l’œuvre de création doit être délestée des lieux communs, du déjà-vu, de fioritures, de remplissages et autres redondances. Une œuvre complexe est une œuvre de simplicité, qui va droit à l’essentiel, qui privilégie le peu ou trop plein, qui suggère et ne souligne jamais, qui dit sans montrer, qui perturbe, qui secoue, qui dérange, qui questionne, qui bouleverse. Pour David Lynch, les choses sont limpides : «Ce qui effraie le plus, ce n’est pas la réalité, mais ce qu’on imagine qu’elle cache». C’est ce qui se dérobe qui nous inquiète, tout comme ce que cache cette modernité permissive où tout ce qui annihile l’humain est mis en avant : «La pire chose de notre monde moderne est que les gens pensent, à cause de la télévision, qu’on meurt sans douleur et sans effusion de sang. On fait croire aux enfants que ce n’est pas si grave de tuer quelqu’un», insiste David Lynch, conscient de toutes les dérives provoquées par cette infinité d’images qui rendent la violence, la haine et le mal de simples faits anodins.

«On croit comprendre les règles quand on devient adulte, alors que tout ce que nous faisons est brimer notre imagination». Cette-ci rapetisse avec le temps qui passe, parce que le champ d’action de l’adulte se rétrécit face à la vie qui le broie et le façonne. Ce sont d’ailleurs là quelques-uns des grands sujets traités par David Lynch dans ses films : l’horreur du monde, la peur viscérale, le rêve obsessif, l’inclination à la violence, la manipulation des réalités, la perdition entre rêve et réel, la bipolarité dans son sens philosophique, le sentiment du vide, l’angoisse ontologique. Dans l’Espace du rêve, David Lynch nous rappelle ceci : «Au bout du compte, toute existence est une énigme, jusqu’à ce que nous trouvions la clé», avant d’ajouter que :  «Une grande part de ce que nous sommes est déjà inscrite à la naissance. C’est le cycle de la vie et de la mort, que d’après moi on expérimente plusieurs fois. Une loi de la nature dit que l’on recoud ce que l’on déchire, et que l’on vient au monde avec la certitude qu’une partie de notre passé hantera notre présent.

Imaginez que vous frappez une batte de baseball: elle file tout droit jusqu’à ce qu’elle rencontre un obstacle. Dès lors, elle repart dans l’autre sens. L’espace est si grand qu’elle peut poursuivre sa course très longtemps… ».  Cette même course qui l’a fait entrer dans le cinéma, à l’âge de 31 ans.  Il entre par la grande porte dans le monde du septième art avec Eraserhead (1977), son premier long-métrage financé par des petits boulots. Puis la carrière est lancée. Nommé plusieurs fois aux Oscars pour Elephant Man (1980), Blue Velvet (1986) et Mulholland Drive (2001), David Lynch a reçu une statuette d’honneur en 2019 pour l’ensemble de sa filmographie. En France, il avait obtenu le César du meilleur film étranger pour Mulholland Drive et la Palme d’Or à Cannes en 1990 pour Sailor et Lula. On garde de lui l’image d’un homme habité par son art, qui a été au bout de ce qu’il pouvait atteindre de lui-même, explorant ses multiples zones d’ombre, quitte à y laisser des plumes.

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