Commençons par une grande dame. La peintre Chaïbia Tallal, décédée le 2 avril à Casablanca. C’est peu dire que cette peintre, connue aussi bien par ses prouesses verbales sentant le terroir que par le monde abruptement coloré qu’elle donnait à voir, a laissé un vide. Rien ne sera plus pareil après la disparition de Chaïbia. Il manque désormais à la peinture marocaine sa voix la plus fraîche, la plus surprenante – surtout pour un oeil occidental – et la moins maniérée artistiquement parlant. Le premier fait marquant de l’année 2004 est à placer sous le signe du deuil. Il est d’autant plus douloureux que Chaïbia Tallal est morte moins d’une année après le peintre Mohamed Kacimi. 2004 aura vu l’inauguration de l’espace Kacimi dans une esplanade à Harhoura. Mais rien n’est encore clair au sujet du projet qui tenait le plus à coeur de l’artiste : une fondation, ouverte au public, dans la villa où il vivait et travaillait et qu’il voulait comme l’un des hauts lieux de l’art. En 2005, peut-être.
En termes de manifestations plastiques, l’année a été marquée par une grande exposition à la cathédrale de Casablanca. À l’initiative du ministère de la Culture et d’associations comme l’Association marocaine des arts plastiques (AMAP), conduite par l’infatigable Mohamed Melehi, cette manifestation a regroupé plus d’une centaine d’exposants. Bien sûr, l’événement est tout sauf irréprochable. Bien sûr l’éclairage, la scénographie, la qualité de l’accrochage, et jusqu’à la qualité de certains participants ne sont pas dignes d’une exposition de fin d’année dans un lycée. Mais au moins des artistes, et supposés tels, ont occupé un grand espace et ont réussi à y monter une opération. Le meilleur est peut-être pour l’avenir.
En 2004, le bienheureux Miloud Labied a réalisé un rêve qu’il poursuivait depuis trente ans : avoir sa fondation près d’Amezmiz. Et il l’a eue, avec inauguration officielle et des dizaines de peintres, d’amateurs et d’amis qui ont fait le déplacement de Rabat, Casablanca, Marrakech pour apprécier un lieu insolite où logent des estampes d’artistes comme Hartung, Kandinsky, Bellmer, Corneille, Chagall, Karl Appel, Leonor Fini, Vieira Da Silva, Matta ou Bernard Buffet. Rien que ça. L’année a aussi vu le retour de grands noms qui n’avaient pas exposé depuis longtemps. Tout particulièrement Mohamed Chabâa, Abdelkbir Rabii et Fouad Bellamine. Le catalogue de ce dernier est réalisé avec beaucoup de soins, de professionnalisme. Il mérite de servir de modèle. Par ailleurs, l’année s’est distinguée par une opération inédite. Une vente d’art contemporain, la première du genre au Maroc. Initiée par la Compagnie marocaine des oeuvres & objets d’art (CMOOA), la vente – courageuse et louable en vérité – ne s’est pas bien passée. À part deux ou trois artistes contemporains, les autres n’ont rien vendu. Tout le monde attend des « invendus » qu’ils créent du sens à partir d’un acte fondateur au Maroc. Ça serait dommage qu’ils ne récupèrent pas artistiquement ce rendez-vous manqué avec les acheteurs.
À propos de ventes aux enchères, tout le monde n’est pas logé à la même enseigne. Certains logent dans des enseignes qui coûtent très cher. L’année a été soufflée par le bruit de la la vente, toujours par la CMOOA, d’un tableau de Jacques Majorelle adjugé à 895 000 DH. Un record dans une vente publique qui rend désormais accessible le seuil du million de DH. Pourquoi les amateurs déboursent tant de dirhams pour un tableau orientaliste et font la fine bouche devant les oeuvres des locaux ? À titre de comparaison, il est rarissime qu’un peintre marocain, mort ou en vie, dépasse les 200 000 DH. Il est trop facile d’insulter le goût de ceux qui achètent des orientalistes. Et un travail d’analyse, en rupture avec l’esprit épicier de certains peintres, doit être fait pour comprendre ce « phénomène». L’année a été également ponctuée par des départs et des arrivées. Sylvie Belhassan n’est plus la directrice de la Villa des Arts de Casablanca. À la tête de cette maison depuis sa fondation, elle a produit quelques manifestations qui ont fait date. Celle qui lui a succédé, Yasmina Chami, a donné des gages de bonne volonté. À la première expo, elle a programmé des artistes contemporains. Tout n’était pas parfait dans cette manifestation, mais la volonté de bien faire est là. À Yasmina Chami de chercher à attirer le public dans l’un des plus beaux espaces de Casablanca. À elle de mettre en place une programmation cohérente et innovante. Elle n’aura pas beaucoup de soucis avec le tout nouveau président de l’ONA. Saâd Bendidi est un grand amateur de peinture.
Autre arrivant, le sculpteur Abderrahmane Rahoule qui prend les rênes de l’école des Beaux-Arts de Casablanca. Beaucoup de travail attend l’homme pour permettre aux étudiants de cette école de s’exprimer en dehors des murs de l’établissement, sis boulevard Errachidi. À quoi sert une école des Beaux-Arts si elle n’est pas un vecteur de rayonnement culturel dans la ville?
Comment conclure ce bref aperçu des faits artistiques saillants de l’année qui s’en va sans citer l’association la Source du lion et le travail remarquable qu’elle accomplit au parc de l’Hermitage à Casablanca. L’artiste Hassan Darsi et ses amis ont réalisé une maquette de 17 m2 – une oeuvre d’art – qui reproduit à l’échelle les 17 hectares du parc de l’Hermitage. L’exposition de la maquette a permis aux autorités de prendre conscience du désastre écologique et d’entreprendre des travaux de nettoiement. La Source du lion a accompagné la restauration du parc. Elle a invité des artistes du Maroc, mais également de France, Hollande et Belgique à réfléchir sur les moyens de réhabiliter, artistiquement, le parc. Et ce qui est en train de se réaliser ravit les yeux et l’esprit et rompt surtout avec cette mentalité défaitiste qui nous pousse à jeter l’éponge avant même d’engager le combat. Un groupe d’artistes a changé le cadre de vie de milliers de citoyens. C’est important à signaler.
C’est important de s’en souvenir. C’est encore plus important d’en prendre de la graine. Et à nos yeux, leur intervention constitue l’acte plastique majeur de 2004.