Dans la communauté motarde, encore majoritairement masculine, les femmes se font évidemment très vite remarquer. Hamid, 36 ans, motard depuis 20 ans, évoque, émerveillé, une motarde casablancaise renommée pour ses cabrages, c’est-à-dire le fait de rouler sur la roue arrière : «Cette nana a beau être un poids plume, elle se débrouille mieux que beaucoup de costauds à moto !». Hamid précise qu’il ne l’a jamais rencontrée mais il prend acte, avec humilité, du fait que dans la moto aussi, les femmes s’imposent avec brio.
La vogue de la moto au Maroc, qui connaît depuis trois ans un accroissement remarquable, a, semble-t-il, cessé d’être un phénomène marginal. Fini le temps de la moto réservée à une communauté d’originaux, plus ou moins rebelles à la civilisation de l’automobile. Sous leurs casques, les motards sont désormais des monsieur et madame tout le monde, votre médecin, votre directrice des ressources humaines ou votre chef de bureau. Et sur nos routes, les cortèges de motards sont devenus un spectacle courant, qu’il s’agisse de pratiquants nationaux ou étrangers, de Honda, de Suzuki ou de Harley. Quant aux clubs, ils s’en créent régulièrement de nouveaux, au fil de l’accroissement des immatriculations et de la propagation de la passion. La moto, contre-culture ou consumérisme ? Ils sont très peu nombreux, parmi les nouveaux motards d’aujourd’ui, à avoir vu «Easy Rider». Ce film-culte, sorti en 1969, avait lancé la carrière de l’acteur Jack Nicholson mais avait surtout offert à la jeunesse des années 60 un hymne à la liberté incarnée par les motards, sur fond de drogue et de rock’n’roll. De même, ils sont rarissimes à avoir lu « Traité du zen et de l’entretien des motocyclettes », roman américain paru en 1978. Ce roman raconte comment, durant un parcours en moto à travers les Etats-Unis en compagnie de son fils, le héros médite sur les relations entre la pensée et le monde et surtout sur la place de la technique dans nos vies, en s’appuyant notamment sur sa pratique de l’entretien de sa motocyclette. On comprend ainsi, au fil du roman, que la mécanique s’apparente parfois au biologique, dans la mesure où une moto est souvent perçue par les motards comme un être vivant…
Ils sont beaucoup plus nombreux, en revanche, à dévorer les magazines et les sites web spécialisés et à rêver devant les garages et les concessionnaires qui ont fait des deux roues un fonds de commerce plutôt prospère.
Nous sommes au quartier Bourgogne à Casablanca. Hicham Moufid, administrateur de société, la trentaine sportive, stationne sa moto devant la vitrine d’un concessionnaire qui s’est installé dans le quartier il y a un an et demi. Son goût pour la moto, Hicham l’entretient depuis l’époque du lycée. Il a commencé par un 103, comme beaucoup d’adolescents. Puis il est passé au scooter, notamment le célébrissime Suzuki Burgman, hantise des brigades de répression du vol à l’arraché. Et le voilà depuis une quinzaine de jours heureux propriétaire d’une Suzuki de 600 cm3 de cylindrée, un hybride de routière et de sportive.
Hicham fait partie de cette catégorie de motards qui font rimer passion et raison en parfaite harmonie. Pas question pour Hicham de prendre le moindre risque : il s’est donc offert la panoplie complète des équipements de sécurité, notamment un gilet blindé qui se porte sous la veste et qui permet de limiter considérablement les dégâts en cas d’accident. Motard et bon père de famille, tel est d’ailleurs le profil de beaucoup de ces nouveaux adeptes de la moto. Qui avouent d’ailleurs parfois tout le mal qu’il ont eu à convaincre leurs conjoints d’accepter de partager, dans le cas, très fréquent, où le conjoint n’est pas dans le coup.
Abdelhadi, lui, est médecin. Il revient d’une petite balade sur son roadster Honda CBR 600, un hybride de routière et de grande sportive et s’apprête à reprendre son service à l’hôpital où il exerce. Cela fait quatre ans seulement qu’il pratique et son discours sur la moto fait une large place aux principales fonctionnalités de la moto : un moyen de transport pratique et agréable (par beau temps) et la solution idéale aux problèmes de stationnement. Quant à la technique, dit-il, « difficile de rouler à moto sans un minimum de familiarité avec les moteurs à explosion, les carburateurs, les systèmes de transmission et les boîtes à vitesse. On peut être automobiliste en se contentant de conduire, c’est plus difficile pour les motards qui doivent nécessairement s’y connaître un peu en mécanique». Alors, comme il n’est pas du genre à faire les choses à moitié, Abdelhadi va chercher sur internet ce dont il a besoin pour être vraiment digne de son engin : le savoir technique qui lui permettrait de ne pas se retrouver le bec dans l’eau sur une route en cas de panne.
Pendant ce temps, sur le boulevard Zerktouni, à Casablanca, Mohamed Fahmi rêve d’un circuit qui lui permettrait de pousser à fond sa Suzuki GSX-R de 1100 cm3, la neuvième moto de sa vie. Mohamed, 33 ans, célibataire, rêve d’une Honda Gold Wing 1800 comme d’autres de la femme idéale. Il y a quelques mois, un accident qui aurait pu très mal se terminer lui fait prendre conscience de son long parcours de casse-cou incorrigible. Depuis, il se montre nettement plus raisonnable, admettant que si l’accident en question lui avait coûté une jambe ou un bras, il aurait remercié le Ciel de toute façon tellement il s’estime miraculé. Dans son quartier, deux motards ont déjà trouvé la mort et il ne se fait pas d’illusion : la moto n’est franchement pas un véhicule de haute sécurité, surtout lorsqu’on aime la vitesse et les sensations indescriptibles liées à l’accélération… Ce qui ne l’empêche pas, lui aussi, de présenter la moto comme un moyen de transport avant tout.
Mohamed Fahmi a tout de même trouvé le moyen de vivre sa passion en limitant les risques. Il anime en effet un blog dédié à sa vie sur deux roues, depuis sa première motocyclette jusqu’aux grosses cylindrées dont il est successivement tombé amoureux. Pendant ce temps, dans son magasin-pilote du quartier Bourgogne, Gregory le gérant accueille tous ceux qui craquent devant sa vitrine en leur consacrant tout le temps nécessaire. Il est là pour vendre, bien sûr, mais surtout pour conseiller. Par exemple, de ne pas lésiner sur l’équipement, quitte à offrir un casque ou des protections à ses clients. Il faut dire que Gregory vend des motos neuves et qu’il a bien du mal à résister à la concurrence, notamment celle du réseau commercial informel: «L’autre jour, un jeune garçon qui avait craqué pour l’une de mes motos m’a affirmé qu’il pouvait avoir la même à moitié prix. Je l’ai, mis au défi. Une dizaine de jours plus tard, il se présentait devant le magasin sur le même modèle acheté sur le marché parallèle, à moitié prix en effet. Comment voulez-vous vous battre contre ces réseaux-là, qui font d’excellentes affaires avec les motos volées en Europe et écoulées ici par des réseaux remarquablement organisés».
Quelques références
Le blog de Mohamed Fahmi
http://combaten1.tchatcheblog.co/
« Easy Rider»
1969, États-Unis , 94 min, couleurs
Réalisation : Dennis Hopper
Scénario :Peter Fonda ,Dennis Hopper ,Terry
Southern
Interprétation :
Peter Fonda ,Dennis Hopper ,Jack Nicholson
« Traité du zen et de l’entretien des motocyclettes»
Par Robert M. Pirsig
Editions du Seuil, collection Points Romans,1978, 448 pages.
ISBN : 2-02-033391-0.