Le grand plasticien marocain Karim Alaoui, qui a élu domicile dans la région d’Essaouira, prépare un beau livre sur l’ensemble de ses travaux, sur plus de trois décennies de création. Retour sur un artiste discret et pluridimensionnel.
Quand la frontière entre la sculpture et la toile devient si ténue qu’on confond les deux expressions, cela donne une certaine profondeur au rendu, qui continue à se dérober dans ses nombreuses signifiances. C’est exactement ce que l’on ressent face aux œuvres du sculpteur Karim Alaoui dont les travaux s’étalent sur plusieurs décennies, avec de nombreuses mises en abîme, d’interminables interrogations sur le sens de la forme et sa relation avec l’espace qui la porte. Karim Alaoui trace son cheminement avec une grande discrétion. Mais son travail atteste d’une exigence si profonde que l’on est saisi par l’acuité du rendu. Une sculpture à la fois complexe et actuelle, avec l’humain en filigrane, comme une pièce d’identité, qui crée son propre langage pour sortir au monde et y prendre place. Ossip Zadkine avait ceci de très juste : «Le langage de la sculpture est un néant prétentieux s’il n’est pas composé de mots d’amour et de poésie.» Karim Alaoui, pour reprendre cette belle phrase du grand poète Hölderlin, sculpte poétiquement la terre et l’ensemble des espaces qu’elle offre à l’artiste pour y imprimer un certain regard, une certaine approche du vivant, dans ce qu’il a à la fois de simple et d’enfoui.
Façonner une forme, modeler et remodeler une silhouette, donner corps à une présence, à la fois figée dans le temps et dans l’espace, mais libre aussi dans sa complexité et son expression, cela requiert une vision au plus près de soi et de la complexité du monde où l’on évolue. «Le monde où se déploie le sentiment, à travers le regard et les émotions que cela génère, ne veut pas que l’on capte ses contours tels qu’ils nous sont offerts. Le monde exige de nous de le voir de l’intérieur. Pour ce faire, il faut laisser la lumière intérieure agir pour révéler la force du vivant ». Chez Karim Alaoui, le regard est juste, l’approche est limpide, le rendu est sans fioriture. L’artiste va à l’essentiel, sans trop d’à-côtés, pour rendre avec justesse un corps, une forme, une description à plusieurs variantes comme la série sur le continent africain, déclinée en plusieurs variations sur le même thème. Ce travail en particulier montre à quel degré le regard peut nous induire dans une forme de lecture tronquée de ce qui est représenté en trois dimensions. Le sens qui s’en dégage remplit certes son rôle d’indicateur, mais c’est ce qui se dérobe à toute signifiance qui marque ici le territoire. La sculpture ne dit pas son essence pas plus qu’elle ne révèle son rapport à l’espace qu’elle habite, non, la sculpture ouvre une brèche sur l’impossibilité de dire et de représenter, et crée en filigrane une série de paliers qui sont autant d’indices de lecture possible.
En effet, Karim Alaoui fait partie de ces sculpteurs qui réfléchissent l’humain dans sa complexité pour en rendre une signifiance à la fois juste et fuyante. Sans oublier la symbolique, très présente dans le travail du sculpteur. Une pléthore de symboles qui ont tous une incidence sur la forme finale qui vient occuper son espace avec autorité. On peut saisir la force du symbole dans sa profondeur avec l’objet téléphone, par exemple, qui obéit à une double expression artistique: «En prenant cette photo je savais que ce serait la seule preuve à faire valoir pour prouver la véracité de mon histoire. Ce matin-là bien avant que le soleil ne se réveille, tandis que je rentrais de ma marche, j’ai entendu un son strident répétitif comme celui des anciens téléphones noirs en bakélite des années 50 que l’on retrouve toujours dans les films policiers en noir et blanc de cette époque.
Et plus je me rapprochais de ce qu’au début je voyais comme une algue luisante, ou un objet en plastique dont la mer ne voulait plus, plus je compris que l’objet en question était en fait un téléphone et, qui, apparemment, marche encore, vu que plus je me rapproche de lui et plus sa stridente sonnerie ne cesse de remplir l’atmosphère de mystère. De toutes les rencontres matinales que le bleu de mes yeux a rencontrées, elles étaient toutes inertes, et voici que celle-ci tout droit sortie d’un vieux polar sonne son appel, à décrocher cet appel qui en toute apparence m’était destiné. Et puis sans trop réfléchir j’ai décroché.
Zut ! La mine de mon crayon s’est cassée, aussitôt taillée la suite.». C’est toute une fable qui est ici narrée, avec les détails qu’il faut pour nous mettre dans l’ambiance de cette rencontre entre un objet ancien qui veut encore imposer sa vivacité et un artiste dont l’oeil est toujours affûté pour se saisir de ce qui peut faire sens, au sein de son univers. L’objet n’en est plus un. Il est devenu par la force de l’imagination une figure qui raconte le temps et s’inscrit dans l’infinie étendue de ses origines.
C’est cela saisir l’objet dans sa relation au temps et à l’espace. C’est tout un récit pour une photographie, qui est le pendant de l’objet sculpté. Et c’est cette capacité toute naturelle chez le sculpteur d’allier deux expressions (photographie et sculpture) qui nous montre à quel point c’est la représentation qui prime ici. Le monde décliné comme volonté de surgir et comme multiple représentation octroie à ce travail unique en son genre une force qui va de la main du créateur à celui qui reçoit l’objet en partage.