Culture

La demande en mariage

Bien sûr que je me souviens encore d’une journée de ramadan. Comment pourrais-je l’oublier ? J’ai failli m’y marier ! Cela s’est passé en 1966. Nous étions en tournée théâtrale à Beni-Mellal. Dans chaque ville, les comédiens ont un Amphitryon qui prend soin de leur ventre. À Beni-Mellal, nous ne connaissions personne.
Nous étions réduits à composer avec un très maigre défraiement. Près de 20 DH pour tenir toute une journée. Nous étions acculés à redoubler d’inventivité pour dénicher les endroits où l’on mange le mieux pour un petit prix. Ils n’étaient pas nombreux, et les repas de fortune nous laissaient bien sur notre faim. Un comédien doit bien manger pour que son verbe vole haut. Autrement, il est bon pour susurrer des répliques langoureuses ou pour jouer le rôle d’un moribond. Nous en avions marre que la volonté de notre ventre soit plus impérieuse que celle du metteur en scène. Avec un ami, nous avons décidé de nous rebeller contre la dictature du ventre.
Au moment de tremper mes doigts dans le beurre rance, une apparition m’a fait oublier la faim, le théâtre, le jeu et la mauvaise fortune du comédien. C’était une jeune femme à la taille parfaite. Sa djellaba tombait comme une cascade et s’écumait à la rencontre de ses rondeurs naturelles.
Ses cheveux étaient si longs qu’on ne pouvait les regarder en une seule fois. Ses yeux inclinaient à la prière. «Grâce soit rendue à Dieu d’avoir mis sur terre une beauté pareille !» me suis-je écrié. «Tu n’as pas honte de courtiser une fille devant son père ?» me dit le marchand d’oeufs et de beurre rance. «Je suis très sérieux dans ma cour. Je veux la prendre pour femme. Et puisque vous êtes son père, je vous demande sa main», ai-je répondu à brûle-pourpoint. «Vous cherchez à couvrir un acte indigne. Vous parlez pour ne rien dire». Cela m’a mis en colère. Moi parler sans rien dire ! Mon métier est justement de bien dire. En apprenant que j’étais comédien, notre homme s’est adouci. Son frère était le propriétaire de la salle où nous nous produisions le soir. « Si mon frère se porte garant de votre conduite dans la vie, je vous accepte pour gendre ! » Le frère en question a appuyé avec beaucoup d’enthousiasme ma demande en mariage.
Et c’est ainsi que nous avons convenu du lendemain pour la faire. Toujours avec le même compagnon, je me suis rendu chez un épicier pour acheter deux pains de sucre. Une table magnifiquement ornée nous attendait. Il y avait tout ce dont nous avions été privé pendant la tournée. Je ne peux même pas énumérer les plats que nos hôtes nous aviaient préparés. Il y avait de tout. Et pour porter à son point culminant mon ravissement, la belle était assise en face de moi. Je piquais mon nez dans les plats et relevais la tête pour rêver de ma vie commune avec ma promise.
Il me fallait pourtant revenir avec mes parents pour officialiser les choses. Ma belle devait avoir une longue liste de prétendants, parce qu’elle n’a plus donné signe de vie après cette soirée. Elle n’a pas daigné répondre à une seule de mes lettres. J’étais probablement trop affamé, ce soir-là, pour ne pas avoir l’air suspect.

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