Culture

La quadrature du cercle

Il s’agit d’une partition concertante. Deux auteurs rédigent en contrepoint leurs témoignages. Le premier est le célèbre militant marxiste-léniniste marocain, Abraham Serfaty, le second est une femme, Christine Daure. Elle a épousé cet homme en même temps que les idées qu’il défend. Leur livre a déjà fait l’objet d’une publication en 1993. Mais elle est augmentée, dans les éditions Tarik, du témoignage des intéressés après leur retour au Maroc en 1999. Les deux auteurs écrivent différemment. Abraham Serfaty est cérébral, analytique.
Christine Daure est plus lyrique. Son écriture, empreinte d’un sentimentalisme excessif, n’est pas dénuée de quelques banalités : «L’amour, ça n’existe pas : une illusion, un miroir aux alouettes», nous apprend-elle ! Elle rapporte des souvenirs relatifs à son enfance.
Ce qui confond le témoignage – un genre qui rend compte de choses vécues, vues et perçues pendant une durée déterminée- avec le livre de souvenirs ou l’autobiographie. Si les souvenirs de Christine Daure instruisent sur son vécu, ils n’apportent rien à un lecteur qui cherche à apprendre des choses sur une période de l’Histoire du Maroc. La plongée par Serfaty dans l’enfance éclaire en revanche sur un état qui détermine son engagement politique et les luttes auxquelles il va prendre part. Les épisodes relatifs à son enfance nous permettent de saisir la clé pour comprendre que le sens de son militantisme est intimement lié à trois composantes : Juif, Marocain et marxiste-léniniste.
Dans ce triangle réside le sens d’une lutte qui dépasse souvent l’engagement politique pour éclairer l’histoire personnelle et complexe d’un individu. Dans la combinaison de ces trois éléments, difficilement conciliables, Serfaty va puiser sa source d’énergie et son caractère opiniâtre. Leur conjonction s’exacerbe en 1967 après la Guerre des six jours. La montée du nationalisme arabe fait sentir à Abraham Serfaty son état de juif. Il s’inscrit immédiatement en faux contre les thèses du sionisme. «Oui, le sionisme est bien la négation du judaïsme; oui, le sionisme est bien, comme me l’enseignait mon père à dix ans, le contraire de notre religion», écrit-il. Il attire l’attention, à un moment où peu de gens osaient se prononcer là-dessus, sur le fait que l’on peut être Juif arabe et «lutter contre “Israël”».
Le mot Israel mis entre guillemets est en soi une position sans fard à l’égard de l’existence de cet Etat. Serfaty engage donc un combat pour faire accepter sa réalité de Juif arabe parmi les militants marxistes. Il va réussir à l’imposer et à se faire inviter en Jordanie par les fedayins. «Je ressentais la nécessité impérieuse d’oeuvrer à la restauration du judaïsme marocain et arabe uni de façon indissociable à la lutte pour la révolution marocaine et pour la révolution arabe» écrit-il. Son état de juif laïque, militant dans l’organisation d’extrême gauche «Ila Al Amam», l’intéressé va l’éprouver à l’occasion de son arrestation. Les personnes qui l’ont arrêté remuent ce qui constitue à leurs yeux l’impossible conjonction des trois composantes inhérentes à l’identité de l’intéressé.
D’habitude, les Juifs marocains ne sont pas des militants révolutionnaires. Ils sont plutôt des sujets sans problème…
La partie du témoignage de Serfaty qui s’adresse directement aux lecteurs marocains est celle qui succède à son retour dans son pays. Il n’y est plus question du Maroc, de ce Maroc livré à la curiosité des Occidentaux par une maison d’édition française, mais de “notre pays”, comme cela est souvent répété par l’intéressé. Ce “notre” atteste la volonté de l’écrivain de se réclamer du même monde que ses compatriotes. Il concourt aussi à réduire la distance entre celui qui écrit et l’autre qui le lit. Celui qui écrit n’est pas revenu de toutes ses croyances de jeunesse.
Sa position à l’égard de ce qu’il nomme “le Sahara occidental” est devenue toutefois plus nuancée. Serfaty exprime son accord pour «la troisième voie».
En revanche, ses considérations sur des sujets aussi divers que l’agronomie, le statut de la femme, le wahhabisme ou Ben Laden, traités souvent de façon sommaire, participent encore de l’idéologie marxiste.
Les propos de Serfaty se nourrissent de la critique marxiste pour conceptualiser, et présupposer aussi que la solution à tous les problèmes de la société marocaine existe dans la base théorique où l’auteur a puisé ses arguments pour les aborder. Cela sonne étonnamment désuet. Il était une fois l’utopie du marxisme. Il est un homme qui y croit toujours. Mais n’est-ce pas cette fidélité, contre vents et marées, à ses idées qui rend son témoignage si attachant?

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