Faculté des sciences de Ben Msik, mardi 12 septembre. Le visiteur est accueilli par une banderole tendue sous le hall d’entrée. Au nom d’Allah, le Tout-Puissant, le Miséricordieux, le rectangle de tissu rappelle que du 4 au 9 septembre dernier, les journées d’accueil et de conseil des nouveaux étudiants se sont tenues sous l’égide d’une Union nationale des étudiants du Maroc (UNEM) largement dominée par des musulmans pour le moins fervents ; et que l’Université semble s’y être résignée.
Youssef, 3e année Chimie, membre de l’association Al Adl Wal Ihssane et secrétaire général de la « corporation » des étudiants, ne fait pas mystère de son engagement au service de la cause d’un Islam triomphant. Sa réaction à l’actualité du moment, débordante de menaces terroristes islamistes? Il souligne son opposition de principe à toute violence et rappelle que lors de la manifestation de protestation contre les attentats du 16 mai 2003, les Adlistes avaient été empêchés d’y participer. Quant à la soi-disant mainmise des étudiants « islamistes » sur l’UNEM, elle fait le sourire : «Nous sommes en démocratie, rien n’empêche qui que ce soit de se présenter aux élections qui demeurent ouvertes à tous…»
En attendant le 18 septembre, date officielle de début des cours, la Faculté se prépare à accueillir sa première promotion de Masters, sous le signe de la réforme du système universitaire.
Salima, licence professionnelle en génie des matériaux et qualité, fera peut-être partie de cette première promotion. Parmi les douze Masters proposés à Ben Msik, elle a déposé un dossier de candidature en «Contrôle qualité dans les industries pharmaceutique, alimentaire et cosmétique». Elle estime à 80% ses chances de passer en présélection, puis il y aura le concours et l’entretien. Pour elle, c’est clair : l’enjeu est d’obtenir une formation qualifiante, même si elle semble regretter le temps où l’Université n’était pas aussi soucieuse de faire correspondre ses diplômes aux besoins du marché…
C’était le temps où Abdelhaq, 2e année DESA, pouvait sans hésiter choisir de s’engager dans des études en physique nucléaire indépendamment des perspectives d’emploi dans la filière. S’il reste au Maroc, dit-il, il ira forcément jusqu’au doctorat et de là, passera à l’enseignement. S’il part, il envisage un changement de filière, mais il ne s’est pas encore posé la question du choix…
Bienvenue à la buvette des professeurs. Le professeur Mohamed Talbi, chimiste mais aussi chercheur en didactique et pédagogie au sein d’un observatoire-pilote, rappelle les trois objectifs principaux de la réforme : ouverture, diversification des formations et mise à niveau de l’Université. Mais très vite, le débat dévie… Pas besoin de creuser profond pour découvrir que l’islamisation galopante des étudiants préoccupe fortement le corps enseignant de même que l’administration. Une enseignante chevronnée, chevelure bouclée exubérante et maquillage flamboyant, témoigne: «Depuis 1988, le nombre de jeunes filles voilées augmente de plus en plus fortement. J’en arrive aujourd’hui à compter celles qui ne portent pas le hijab».
«Certes, reprend l’un de ses collègues, la Faculté des sciences a toujours été relativement épargnée par ces rapports de force qui prédominent ailleurs. C’est peut-être dû à la spécificité des études scientifiques. Nous sommes généralement respectés en tant qu’enseignants dans la mesure où nous nous impliquons quotidiennement pour entretenir le dialogue entre étudiants et administration. Mais il demeure que l’embrigadement syndical d’inspiration religieuse des étudiants n’est pas pour faciliter les choses…». D’autant que le prosélytisme religieux débouche généralement très vite sur l’activisme politique. L’administration en a pleinement conscience mais que faire ?
Embrigadement religieux ou pas, la réforme de l’Université est en marche et le corps enseignant bien décidé à la mener à bien. Notamment dans le cadre des départements de Langue et Communication dont toutes les facultés sont dotées depuis trois ans. Objectif : faciliter l’acquisition des savoirs et promouvoir l’épanouissement personnel par la maîtrise des langues et des techniques de communication.
Mme Mouna Aboufirass, professeur de communication, dont la thèse de doctorat était consacrée aux « Politiques éducatives au Maroc », met à contribution un concept forgé par le chercheur français Pierre Vermeren pour poser la question qui fâche : «Comment l’université marocaine a-t-elle pu se transformer en casernes, en ghettos de pauvreté et de marginalité ? Pourquoi a-t-elle été progressivement désertée par l’élite sociale ?» Et surtout, se demande-t-elle, reprenant à son compte la métaphore du chercheur suisse Philippe Perrenoud, «pourquoi n’est-elle plus qu’une simple échelle d’ascension sociale comparée aux ascenseurs que constituent d’autres filières ?»
Se définissant elle-même comme un pur produit des quartiers populaires, de l’école publique et de l’université marocaine, Mouna Aboufirass se déclare touchée, émue et parfois désespérée par le sort des étudiants. C’est pourquoi son combat est celui d’une véritable démocratisation de l’Université, d’autant que les outils mis en place dans le cadre de la réforme lui en donnent les moyens.
«L’Etat a consenti d’énormes efforts. Le simple fait que j’enseigne la communication, au sein d’une équipe pluridisciplinaire de dix personnes, dans une Faculté de sciences en est la preuve. Le questionnaire de prise de contact que j’administre chaque année à mes étudiants m’a permis de constater l’indigence de leur culture générale. Il était vital de se soucier de leur donner les moyens de s’ouvrir sur leur environnement, mais aussi d’apprendre à rédiger un CV, conduire un entretien, décrypter l’information, identifier les réseaux d’intégration…». La motivation est réelle, l’enthousiasme également.
C’est à se demander pourquoi, sur le site web de l’UNEM créé il y a un an, un questionnaire invitant les étudiants à se prononcer sur la réforme donne les résultats suivants : sur 1916 votants comptabilisés à ce jour, 79,5% la considèrent comme un nouvel échec de l’Etat et 10,8% y voient la cause des crises actuelles…
Au deuxième étage d’un bâtiment de la Faculté, une douzaine d’enseignants s’apprêtent à entrer en réunion. A l’ordre du jour, la mise au point des critères de présélection des candidats aux Masters qui sont, souligne le professeur Bergadi, sociologue, des diplômes à accès limité. Autrement dit, seul le mérite compte. Il s’agit là, nous explique-t-on, de la consécration d’un processus fondé sur l’excellence.
Le professeur Talbi confirme à sa façon : «Avant la mise en œuvre de la réforme, l’Université n’était perçue par les étudiants ambitieux et brillants que comme un choix de second ordre. Depuis l’amélioration des prestations de l’université, l’enseignement privé doit se remettre en cause. Sans oublier la dynamique économique de l’offshoring, qui pousse l’Université à relever le défi: produire 6000 ingénieurs à l’horizon 2010».
On comprend que dans un tel contexte, les surenchères syndicalistes, qui se traduisent trop souvent par des pertes de temps, du gaspillage d’énergie et des étudiants pénalisés, ne soient plus de mise. Moulay Rachid Tigha, étudiant chercheur, DESAiste finissant et musulman pratiquant, en témoigne volontiers. Il en est à son troisième mandat de représentation des étudiants au sein du conseil de la Faculté, organe exécutif de gestion de l’établissement qui rassemble administrateurs, enseignants et étudiants.
Ben Msik c’est aussi la Facultés des lettres, célèbre notamment pour son Festival de théâtre universitaire et ses ateliers d’art vidéo. On y rencontre Brahim, licencié en linguistique arabe, candidat au DESA.
Son problème, confie-t-il, c’est sa faible maîtrise du français due, selon lui, aux fondements mêmes de son mode d’enseignement dans le système d’enseignement public.
Brahim évoque le temps où les islamistes, il range les Adlistes et les PJDistes dans le même camp, faisaient la loi à la fac de lettres. Il semblerait que cela ne soit plus le cas aujourd’hui, excepté les premiers jours de la rentrée. Il leur répond quand même par une devise personnelle : «L’esprit qui ne varie pas n’est pas libre» et cite avec jubilation Bachelard, Derrida, Chomsky qu’il qualifie de «poids lourds de la pensée universelle».
A ses côtés Nezha, et Bouchra, respectivement en 2e et 3e année philosophie, présentent leur discipline, qui en est à sa première promotion, comme «une libération pour la Faculté des lettres» et concluent non sans fierté qu’elles ont choisi la philosophie parce que les philosophes «parlent pour elles».
Brahim, Nezha et Bouchra profitent d’ailleurs de cette occasion qui leur est donnée pour exprimer leur reconnaissance à leur vice-doyen chargé de la recherche scientifique et de l’action culturelle, Abdelqader Gonegai. Ce dernier, qui retourne aussitôt l’hommage à ses collègues de l’administration, vient en effet de leur annoncer l’innovation de cette rentrée : les mercredis après-midi seront désormais réservés aux ateliers, dont l’animation fera appel à des professionnels du théâtre, de l’art vidéo, de l’audiovisuel, de l’infographie, etc. Tous les étudiants, dès la première année, sont invités à y participer sachant que pour ceux qui s’y inscriront, les notes obtenues lors des ateliers compteront autant que celles des matières traditionnelles.
Tout cela parce qu’un jour des enseignants ont fait le rêve que la Faculté devienne une locomotive de l’espace social environnant, capable de le tirer vers le haut et non pas de subir son inertie et sa désespérance. A commencer par Ben Msik, où il fait toujours aussi gris et sale autour des bâtiments de l’Université.
«Islamistes » certes, mais lesquels ?
Souâd, en sixième année de médecine à Rabat, se souvient : «C’était en 2004. Nous voulions organiser, au sein de la faculté, une soirée de collecte de fonds au profit d’enfants hydrocéphales. L’argent devait servir à acheter des valves de drainage. Un mois avant l’événement, nous avions obtenu l’autorisation de l’administration. Nous avions prévu une soirée en deux parties, la seconde étant réservée à la musique et à la danse, avec animation DJ. Trois jours avant l’événement, des étudiants « islamistes » sont venus nous trouver. Ils ont commencé par nous féliciter pour notre intention caritative, mais très vite, ils en sont arrivés à nous menacer : si nous maintenions l’animation DJ, ils s’estimeraient en droit d’intervenir par tous les moyens pour interrompre la soirée… Nous en avions informé l’administration qui a nous a finalement conseillé de tenir notre soirée ailleurs. Cela nous avait coûté le prix d’une valve… Aujourd’hui encore, je suis malade rien que de repenser à la façon dont ces gens nous ont culpabilisés, intimidés et finalement terrorisés. De quel droit font-ils cela ?»
Intimidation, menaces, passage à l’acte. Les témoignages sont nombreux faisant état d’interventions « islamistes » contre des manifestations jugées contraires aux bonnes mœurs ou aux usages voire pour interrompre des cours jugés inadéquats.
Mais de quels islamistes s’agit-il ?
Les étudiants du PJD ? Aziz Rebbah, secrétaire général de la Jeunesse du PJD, dénonce le recours à la violence et nie toute implication de son mouvement bien que le témoignage de Souâd fasse état de la parution dans Attajdid d’un article saluant l’annulation de la soirée en question.
Les étudiants d’Al Adl wal Ihssane ? Miloud Rahhali, responsable national de l’association au sein de l’UNEM, condamne également ce genre de pratiques. Pour lui, seules les voies démocratiques sont acceptables lorsqu’il s’agit de s’opposer à une manifestation jugée inconvenante.
Certes, tous les deux sont d’accord pour déplorer le fait que l’enceinte universitaire soit souvent le théâtre de comportements non conformes aux valeurs islamiques. Mais bien forcés d’admettre les actions de type violent commises par des étudiants se réclamant de la mouvance islamique, toutes tendances confondues, ils s’engagent à faire le nécessaire pour promouvoir un climat nouveau lors de cette rentrée, nourri de dialogue et imprégné de sérénité. Quitte à faire le ménage au sein de leurs rangs… On verra bien !