Je n’oublierai jamais les subterfuges auxquels m’a obligé le premier mois de Ramadan. Avec mes copains, nous transformions Bab Bouhaja à Salé en aire de jeu. Il y avait, bien entendu, le foot, mais aussi des jeux dangereux sur les arbres. A l’époque, on n’avait pas pour héros Batman ou les Power rangers, mais Tarzan. Et il fallait absolument lui ressembler.
Les plus admirés d’entre-nous étaient ceux qui réussissaient à escalader un arbre en un rien de temps, à se déplacer avec aisance sur de fins branchages. Le plus audacieux d’entre-nous réussissait à sauter, sans liane, d’un arbre à un autre. Il a d’ailleurs hérité de l’appellation “Tarzan” jusqu’à aujourd’hui.
A mon grand dam, j’avais le vertige dans les hauteurs. J’avais beau essayer de résister, je n’arrivais pas à tenir plus de cinq minutes. Un enfant qui est incapable de partager avec ses copains leurs jeux est vite exclu du groupe ou devient un souffre-douleur. Je n’avais aucune envie de tenir ce rôle-là, mais Tarzan ne manquait pas une occasion de me rappeler qu’un homme n’a pas peur dans un arbre. Impuissant dans l’altitude, j’étais impérial sur le sol. Le ballon rond me permettait de m’imposer dans le groupe. Tout se passait très bien jusqu’à ce que ma majorité m’oblige à jeûner pour la première fois.
Plusieurs quartiers s’étaient concertés pour organiser un tournoi pendant le mois de Ramadan. Nous avions acheté un maillot avec lequel nous avions enveloppé un plateau et faisions le tour du quartier pour collecter les fonds et s’équiper dignement. Nous avions réussi à rassembler assez d’argent pour acheter des maillots rayés de lignes rouges et des shorts blancs. Quelle fierté ! Nous ressemblions à une véritable équipe de foot. Et moi, je savais que je tenais une occasion en or pour botter très loin les exploits de Tarzan. Les copains comptaient beaucoup sur mes jambes pour remporter le tournoi. Le premier jour de Ramadan, nous avons étrenné nos maillots. Je piaffais d’impatience, rêvant déjà des buts que j’allais marquer et de la gratitude des copains. Nos matchs avaient lieu trois heures à peine avant le ftour. Et il fallait composer avec la faim et la soif pour ne pas s’effondrer à mi-course. Je n’avais cure de ces contingences physiques. J’étais aveuglé par ma revanche sur Tarzan. D’emblée, j’ai sillonné le terrain dans tous les sens, défendant, attaquant et marquant un premier but. Ma langue s’est asséchée au bout de quelques minutes, enflammant ma gorge. J’avais l’impression de traîner le désert du Sahara. J’avais soif ! Très soif ! Le plomb qui pesait sur mon gosier alourdissait ma démarche.
J’étais mal en point et un regard moqueur de Tarzan m’a fait comprendre que je n’arrivais plus à lever les pieds. Il fallait boire, mais comment ? Il fallait au moins se rafraîchir. J’ai quitté le terrain et ai couru vers un jardinier qui arrosait une pelouse. «Je veux me laver le visage» ai-je dit en lui arrachant le tuyau. C’est avec de grands jets d’eau que je me suis lavé le visage. Je m’arrosais le visage, les yeux clos, la bouche ouverte.
Le Sahara de mon gosier s’est peu à peu transformé en prairie. J’ai bu, sans le vouloir, toute l’eau que mon corps réclamait. Et je suis revenu, transformé en taureau impétueux, sur le terrain. Ce manège-là a duré pendant tout le tournoi. Il me fallait chaque jour ma séance d’arrosage pour arroser l’adversaire.