ALM : Parlons du Ramadan, puisqu’on y est. Votre rapport à ce mois est-il fait de conflit ou de paix ?
Mohamed Allal Sinaceur : Je ne suis pas dérangé par le Ramadan, au contraire. C’est un très bon mois quand on sait ne pas trop profiter de ses avantages. Il y a une mauvaise tendance à consommer et à manger plus, ce qui est aux antipodes de la philosophie du Ramadan.
Après vos responsabilités précédentes en tant que ministre de la Culture, conseiller du Roi défunt Hassan II, et en tant qu’enseignant de la pensée islamique, que faites-vous aujourd’hui ?
Je fais ce que je faisais avant, bien que j’étais fonctionnaire de l’Unesco. J’avais toujours continué à travailler, à faire de la recherche sur l’histoire des sciences, la philosophie, et sur le sujet qui m’intéresse depuis longtemps ; à savoir la pensée islamique.
Quel regard portez-vous sur le Maroc d’aujourd’hui ?
Je crois que les choses les plus impressionnantes se passent au niveau de l’idée que l’Etat doit s’occuper et offrir essentiellement les infrastructures. Je ne pense pas que l’Etat puisse faire plus aujourd’hui parce que des questions comme le social n’ont jamais été bien gérées par l’Etat. Par conséquent, ce qui se fait est exactement ce que l’Etat doit faire. Cela constitue une base pour une bonne communication entre les diverses régions du pays et une base aussi pour un développement sérieux.
S’agissant des droits de l’Homme, le Maroc a-t-il réellement tourné la page ?
Bien sûr, le Maroc a tourné cette page. On ne peut plus discuter des droits de l’Homme de la même manière qu’à la fin des années quatre-vingt. Mais la vie transforme les problèmes et ne les supprime pas de façon radicale. S’il n’y avait plus aucun problème, il n’y aurait plus rien à faire. Or, la vie continue. Elle nous propose parfois des problèmes inédits. Ce qui me semble aujourd’hui le plus important, c’est que le citoyen se manifeste. C’est sa présence qui garantit le contenu des acquis, y compris sur le plan des droits de l’Homme.
Face à un Maroc qui bouge, les partis donnent l’impression d’être perdus. Qu’en pensez-vous ?
C’est une impression largement partagée. C’est comme s’il y avait un essoufflement de la pensée politique et non seulement des partis. C’est une réalité extrêmement inquiétante. Elle favorise la tendance à tout marchander, à tout commercialiser, à développer exclusivement l’intérêt pour le profit sans effort, et souvent par le vol et la corruption. L’inertie actuelle favorise énormément ce qui est le plus mauvais dans le libéralisme économique.
Pourquoi, à votre avis, l’enseignement peine toujours à se réformer ?
Les réformes n’ont pas pu se réaliser parce qu’elles exigent des moyens. Comme je le dis souvent, le budget de l’Education qui est très lourd est chaque fois alourdi par le nombre des nouveaux venus et la nécessité de bien encadrer. Mais il y a plus, il y a une détérioration des appareils de la formation des formateurs. Dans ce domaine, on s’est occupé beaucoup plus des contenants et du quantitatif que des contenus et de la qualité de la formation. Le privé lui-même inspiré jadis par le patriotisme, a subitement versé dans le lucratif. En plus de tout cela, nous nous compliquons la situation en nous créant des problèmes pour lesquels nous ne disposons pas de moyens nécessaires à leur solution.
La suppression de la philosophie n’avait-elle pas pénalisé l’enseignement ?
La suppression de la philosophie à un moment donné de l’histoire du Maroc était une décision catastrophique. C’est un élément de la culture qui vaut par la question concernant tout simplement la rationalité et ses divers cheminements. Supprimer la philosophie, c’est supprimer les interrogations légitimes sur cette voie de recherche. C’est donc absurde.
Etes-vous d’accord avec ceux qui pensent que l’islamisme est aujourd’hui un réel danger pour le Maroc ?
Le danger réel pour le Maroc d’aujourd’hui est la baisse de la conscience nationale, le citoyen lui-même a une responsabilité qu’il n’assume pas. Et cette passivité est à mon avis l’élément le plus dangereux. Le Maroc est un pays musulman, il n’a jamais été un pays fanatique.
Peut-on dire que notre jeunesse est marginalisée ?
Nous sommes un pays où la jeunesse domine. Mais cette jeunesse doit apprendre par elle-même à résoudre les problèmes qui se posent à elle, elle ne doit pas compter sur des solutions toutes faites qui ont le défaut de ne pas toujours exister. Je pense que la jeunesse est l’âge de la créativité et de l’innovation. Et s’il y a un changement de mentalité à espérer, dans le sens où il serait favorable au développement humain, je crois que c’est la jeunesse qui sait contribuer à l’ouverture de nouvelles voies.