Dar Bouazza, c’est un peu la ville à la campagne. Une fois par semaine, le mercredi, le souk d’Oulad Jarrar est l’occasion de confirmer cette impression d’une étrange hybridation.
À l’entrée du souk, des camions chargés de bottes de paille sont stationnés. Chauffeurs et «graisseurs» sont assis à l’ombre de leurs chargements, en compagnie d’amis ou de clients. L’ensemble compose une magnifique évocation de la ruralité marocaine profonde, malgré tous les signes environnants d’une campagne progressivement gagnée par l’urbanité.
Comme par exemple, dans l’axe de l’entrée, ce chantier de construction d’un « site artisanal », un projet conjoint de la région du Grand Casablanca, de la Commune de Dar Bouazza et de la Chambre d’artisanat.
Il y a aussi, plus loin, ce bâtiment aux portes cadenassées. Derrière la grille et les vitres poussiéreuses, des installations à l’abandon. Et le souvenir de leur inauguration en grande pompe, il y a quelques années, par l’association Espod pour l’entreprenariat féminin. Le projet consistait en un espace d’exposition vente de produits agricoles « bio ». Mais l’idée n’a pas dépassé le stade de l’inauguration du bâtiment. Pas facile, en effet, de convaincre les petits agriculteurs de la région , notamment les femmes, de produire « bio » : cela supposait trop de contraintes à intégrer.
Il est 9h. Le souk offre ses méandres à la découverte. À droite, sur une esplanade, les vendeurs de bâches en plastique. Sous un arbre, Ahmed, près de 80 ans, attend le client. Serait-ce son diabète qui le contrarie un peu, il serait tout à fait convaincu que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. Il habite le bidonville Ben Abid, à quelques kilomètres du souk et cela fait vingt ans qu’il vend des bâches en plastique. Autrefois, c’était les sacs d’emballage du ciment.
Ahmed a été «khammas». Il en garde une sagesse profonde de paysan sans terre qui sait tirer le meilleur parti de la misère. Aujourd’hui, ils ne sont que deux vendeurs de plastique, en bâches ou en rouleaux. «C’est normal, explique Ahmed, nous sommes en été et le plastique se vend mieux en hiver ». Il lui en coûte 20 Dh l’emplacement et 50 Dh pour transporter sa marchandise, aller-retour. L’autre jour, un homme est venu lui proposer une affaire : un rouleau de 70 kg à 10 Dh le kilo. Il a refusé : cette qualité de plastique lui revient à 15 Dh le kilo chez le fabriquant. « Toi, a-t-il répondu à l’homme, tu cherches à aller en prison et tu veux quelqu’un pour t’y accompagner. Passe ton chemin, ta marchandise ne m’inspire guère confiance. D’ailleurs, ce bon que tu me présentes ne vaut rien… »
Dans les allées du souk aux légumes, embouteillage de charrettes à bras et cohue d’acheteurs de toutes origines : paysannes du cru, mères de famille en djellaba et citadines en jogging, venues de Dar Bouazza ou de Casablanca, convoitent les mêmes légumes vendus, évidemment moins cher qu’ailleurs.
Stéphanie, institutrice, vit à Dar Bouazza depuis quatre ans. Elle est venue accompagnée d’une amie à laquelle elle fait découvrir les charmes du souk, où elle fait ses courses chaque semaine. Pour elle, c’est là le plus beau côté du Maroc.
Miloud, 34 ans, leur propose son thé. Ses verres sont rincés dans une bassine dont l’eau aurait bien besoin d’être renouvelée. Mais le sourire de l’homme et la couleur très engageante du thé bouillant qu’il fait mousser haut dans les verres donnent soif. Cela fait trois ans que Miloud est fidèle au rendez-vous du souk du mercredi.
Noureddine, 32 ans, est apothicaire. Il précise en souriant : « âttar, oui, mais âttar el gamila et non pas âttar ej-jloud, je n’ai rien à voir avec la confrérie des apothicaires qui vendent des produits de sorcellerie ! ». Derrière son vaste étalage d’épices et de mille autres produits pas forcément assortis, il fait face aux allées du souk aux légumes. Derrière son étalage, un camion est stationné. Le véhicule appartient à son frère, ils sont associés et font la tournée des souks hebdomadaires de la région.
Dans le kaléidoscope de couleurs des étals de légumes, les porteurs d’eau passent presque inaperçus, mais le tintement de leurs cloches les fait soudain se détacher du tableau. Ils sont deux à se partager le marché. Au-delà du folklore, ils ont eux aussi leur clientèle et la chaleur de la matinée arrange bien leurs affaires.
Si Mohamed, 55 ans, est transporteur. Il rejoint son imposant pick-up garé sur le parking à l’arrière duquel, trois enfants l’attendent en se distrayant comme ils peuvent. Si Mohamed vit à Oued Merzeg, il est venu faire ses courses, comme d’autres habitués.
De l’autre côté du parking, une tente caïdale aménagée en restaurant fait face à un bâtiment en dur qui abrite les stalles des bouchers. Soudain, l’odeur de la viande crue et du sang frais s’impose avec force. Assis adossé à un mur, un homme fait flamber des pattes de bœuf à l’aide d’un brûleur au débit impressionnant. La méthode est expéditive, on imagine le goût de gaz butane qui se dégagera des pattes ainsi apprêtées, mais force est de constater que le souk fait les concessions qu’il faut à la modernité. Il y a aussi cette tête de bœuf qu’un jeune garçon gonfle à l’aide d’une pompe à air empruntée à un garagiste, étonnant spectacle mais il faut bien, explique l’un des bouchers installés sur la longue plate-forme en béton aménagée en face des stalles, décoller la peau de la chair pour que la tête soit écorchée.
L’abattoir est à deux pas. À l’intérieur, les carcasses de bœufs et de moutons suspendues par dizaines témoignent à leur tour de l’importance du souk. Dans un petit bureau, deux agents perçoivent la taxe d’abattage. Une partie de cette taxe, perçue par la commune et versée au Trésor, est destinée à financer l’orphelinat de Aïn Chock.
Abdelhak, 35 ans, fonctionnaire et son ami Abdelaziz, 30 ans, électricien, viennent de Lissasfa. Chargés de sacs remplis de viande, ils s’éloignent de l’abattoir, provisions faites. Ils pourraient acheter leur viande ailleurs, mais ils ne peuvent se passer, affirment-ils, de cette atmosphère irremplaçable où l’odeur du sang voisine avec le fumet des sardines grillées…
Les deux amis se dirigent vers la zone la plus animée du souk et à leur suite, on plonge dans le foisonnement des étalages et leur ambiance sonore. Les appels au micro font s’entrechoquer les offres: une femme vante la variété de ses coupons de tissu, l’homme aux remèdes-miracle dresse la liste des maladies qu’il parvient à guérir avec force allusions réalistes aux petits problèmes masculins, un vendeur de pastèques se joint au concert des voix tandis que les vendeurs de CD assurent l’animation musicale, panaché de Aïta authentique et de Raï commercial.
Ustensiles en ferblanc, samovars et aiguières, plats et jarres et terre cuite, miroirs, foulards, vêtements, chaussures, bijoux en argent, au souk on trouve de tout, sans oublier les produits phytosanitaires sans lesquels cette galerie marchande rurale serait incomplète : de «Parathion» à «Baygon», tout l’arsenal de la chasse aux parasites et autres petites bêtes est disponible ici.
Au milieu des allées, vendeurs de pop-corn multicolore, de glaces et de fèves bouillies font bon ménage, il y en a également pour tous les goûts. Que serait le souk sans sa place aux grains ? Le mercredi d’Oulad Jarrar est l’occasion de faire provision de blé, d’orge et de maïs qui s’offrent aux clients en monticules plus ou moins imposants. De cette partie du souk, on débouche sur un hangar qui accueille une autre valeur sûre des marchés ruraux : l’arracheur de dents.
Une trentaine de patients sont rassemblés autour de Haj Abdallah et de Driss, son assistant. Les uns sont assis, d’autres se tiennent debout dans un silence impressionnant. Les visages sont figés par la douleur tandis que les deux hommes officient, les gestes parfaitement rodés. Haj Abdallah, la cinquantaine alerte, qui exerce également comme circonciseur, fait tous les souks de la région. Driss, 30 ans, technicien en prothèse dentaire, l’assiste seulement les mercredis. Parmi les patients, un homme témoigne avec reconnaissance du savoir-faire des deux spécialistes : «Ils s’y prennent nettement mieux que dans les dispensaires de la santé publique. Avec eux c’est vite fait, bien fait et il n’y a jamais de complications…». Une matinée ne suffit évidemment pas à épuiser tous les charmes de ce marché qui mériterait de figurer au catalogue touristique de la région du Grand Casablanca.
Jusqu’au milieu de l’après-midi, commerçants et chalands du mercredi d’Oulad Jarrar continueront de vendre et d’acheter, contribuant ainsi à alimenter le budget de la commune de Dar Bouazza qui loue l’emplacement à un adjudicataire. Les responsables communaux s’empressent d’ailleurs de démentir une rumeur qui court avec insistance parmi ses habitués : le souk ne sera pas déplacé. Il n’en est absolument pas question pour l’instant.
Dar Bouazza, une commune en chantiers
Mustafa Bouzmane, président de la commune de Dar Bouazza, reçoit sans façon ses visiteurs. Élu sous les couleurs du FFD, cet homme d’affaires se soucie davantage de remplir sa mission de gestionnaire communal que des subtilités idéologiques partisanes. Pour lui, les douze hectares du terrain sur lequel est situé le marché hebdomadaire sont un patrimoine à exploiter au mieux des opportunités. Il est particulièrement fier du projet de site artisanal en construction, qui s’étend sur un hectare et demi. Trois autres hectares seront consacrés à un projet estampillé INDH, le recasement de 300 familles provenant d’un bidonville voisin. Il rappelle enfin pour mémoire le projet de relogement des familles provenant des 6500 baraques du Douar Skoum, auquel le Souverain avait rendu visite l’année dernière.