Mercredi 22 février. Il était déjà 17h00, l’activité sur le marché à la volaille de Casablanca (ex-Villette) n’a pourtant pas cessé. Un consommateur, la quarantaine, hâtait le pas à l’entrée de ce marché au gros. Les cages aux volailles étaient toutes vides ou presque, la marchandise était quasiment épuisée. Le client jouait de malchance, «cela fait six mois que je n’ai pas mangé du poulet», a-t-il d’ailleurs affirmé. Et de nommer son «ennemi» : la grippe aviaire. «La propagation rapide du virus à travers le monde a suscité une grande inquiétude au sein de ma famille, tant et si bien qu’il nous fût difficile d’imaginer que le virus ravageur ne soit déjà à nos portes», a-t-il expliqué.
«L’annonce, il y a quelques semaines, de la détection d’oiseaux morts dans le Moyen Atlas, à Dayat Erroumi précisément, a alimenté un peu plus notre inquiétude», nous a-t-il confié. La mobilisation tardive des autorités y a également été pour beaucoup. «Le silence observé à titre officiel sur le sujet en a rajouté à notre angoisse», confirme un autre consommateur, la soixantaine.
Mais voilà, depuis la récente sortie médiatique des autorités de tutelle, ministère de la Santé, et du Haut commissariat aux eaux et à la forêt, le tout couronné par la visite, mercredi dernier, du Premier ministre Driss Jettou dans une ferme de volaille située dans la région de Kénitra, les consommateurs, autant que les volaillers, ont bel et bien repris confiance. Un détaillant n’a pas manqué de le confirmer, chiffres à l’appui. «Ces trois derniers jours, les prix des volailles, toutes espèces confondues, étaient nettement revus à la hausse», se réjouit-il. En effet, au lieu de 4 DH le kilo pour les poules blanches, le prix est retourné à 8 DH. Idem pour le reste de la volaille : la dinde (21 DH), le pigeon (21 DH), le lapin (24 DH), etc. «Ce sont là les prix qui étaient pratiqués avant le déclenchement de la grippe aviaire», rappelle un volailler, rassurant. Ce ton rassurant n’est pas entendu de la même oreille.
La vague de peur suscitée avec la déclaration de la maladie n’a pas manqué de faire des victimes. Simohamed, un marchand de poules dans un quartier populaire de la préfecture Moulay Rachid, «El Houda», y a laissé des «plumes». Depuis la chute des prix, ce volailler a dû fermer boutique. Une crise à la limite d’une tragédie, le volailler venait, d’ailleurs, à peine de débourser 150.000 DH pour acheter et équiper son commerce (cages, perchoir mangeoire à volaille, etc). Ce fut peine perdue. 5 mois plus tard, il a été déserté par ses clients.
A la défaveur de ses créanciers, auxquels il serait redevable de 100.000 DH. Un véritable casse-tête avec de lourdes dettes. «Je ne sais maintenant où donner de la tête, je n’ai pas de quoi payer ma banque», se plaigne-t-il, sinistré. Aujourd’hui, il regrette d’avoir plaqué toute sa «fortune» dans une affaire tombée à l’eau. «J’aurais dû acheter un contrat de travail en Espagne», lâche-t-il, dépité. Après avoir contracté ces dettes, le rêve de l’Eldorado espagnol est devenu un lointain souvenir.
La question, maintenant, est comment faire face au problème des dettes. Pour ce vendeur, pas de solution immédiate en perspective. La reprise, qu’affiche aujourd’hui le marché de la volaille, ne semble pourtant pas le rassurer, quand bien même il aurait rouvert depuis quelques jours sa boutique. Mais passons, ce cas est loin d’être général. Pour d’autres marchands, plus nombreux et autrement confiants, la crise ne serait qu’un nuage dans un ciel d’été. «Passagère», s’accorde-t-on à dire. «Nous sommes persuadés qu’il n’y a pas de crise aviaire chez nous», nous ont dit à l’envi plusieurs détaillants opérant sur le marché de la volaille de l’ex-Villette. Même son de cloche du côté des clients rencontrés sur place.
Le poulet, considéré comme la «viande du pauvre» par excellence, ne semble pas les inquiéter outre mesure. Un consommateur, fataliste, nous a dit après tout avoir «foi en Dieu». Un autre, pragmatique, s’en remet à la réalité. Il en veut pour preuve la «non-déclaration, jusqu’à aujourd’hui, d’aucun cas de grippe aviaire dans l’ensemble du territoire national». Innocent, un gosse, âgé à peine d’une douzaine d’années, a crié à la cantonnade : «Il n’y a pas de grippe aviaire chez nous». «S’il y en aurait eu, j’aurais été le premier à en avoir subi les conséquences», martèle un marchand, l’air confiant, en bombant le torse. «Me voilà devant vous, en pleine forme. Trouvez-vous que j’ai cette maudite grippe-là ?», fit-il, d’un ton enhardi, avant d’ajouter que depuis la déclaration de la maladie dans plusieurs régions du monde, «je n’ai jamais cessé de manger du poulet, pas plus d’ailleurs que tous les membres de ma famille». Seule ombre au tableau, «l’état crasseux, voire désastreux, dans lequel baigne le marché de la volaille», proteste-t-on.
En témoigne un décor plus que piteux : des murs noircis d’excréments, des baraques de fortune nageant dans les eaux usées, mélangées aux féculents et autre «cécalim» (nourriture de la volaille) … En bref, le marché de la volaille était ce jour-là submergé sous des tonnes de détritus. La chute des dernières pluies a aggravé les choses, tellement le sol était boueux, glauque et visqueux. Ce qui rendait le mouvement on ne peut plus difficile.
Et ce n’est pas tout… S’agissant d’hygiène, il y a, là encore, un grave problème. «Les services préfectoraux chargés de la propreté du marché viennent ici très rarement», révèle-t-on à l’unisson. Une négligence, pour ne pas parler carrément d’indifférence indigne de la responsabilité que doivent assumer ces services-là.
Autre signe du je-m’en-foutisme : le contrôle de la volaille est quasi-inexistant. Au détriment de la santé des consommateurs, obligés d’acheter de la volaille qui échappe à l’examen des vétérinaires. «Cela fait très longtemps qu’un médecin vétérinaire n’a pas mis les pieds chez nous», fait remarquer un détaillant, désespéré.
Ancienne usine de ciment, le marché de la volaille est transformé actuellement en véritable décharge publique. Les clients, autant que les marchands, doivent faire face non seulement à la saleté du site, mais aussi et d’abord aux odeurs nauséabondes que ce marché dégage. «La saleté, c’est notre grippe aviaire à nous», ironise un vendeur. En effet, le manque de propreté est aujourd’hui la plus grande préoccupation des commerçants et autres clients.
L’affaire de la grippe aviaire aura révélé l’état très peu hygiénique où évolue un secteur important de l’économie nationale.