Culture

Les cinq films de leur vie

Abdellatif Laâbi, Ecrivain
Tout choix comporte sa part d’arbitraire, même s’il n’est pas dénué de signification. Je m’y résous donc. Les cinq films qui me viennent en premier à l’esprit sont : • “Huit et demi“, de Federico Fellini. Un vrai choc cinématographique, qui a eu sur moi l’effet d’un envoûtement. J’y ai découvert que le cinéma était un art total, porteur d’une vision du monde et de l’humaine condition. • “Et Dieu créa la femme“, de Roger Vadim. Le choc avait été d’une autre nature. À l’âge de la pré-adolescence et dans le contexte d’une ville où le poids de la tradition était écrasant, la découverte du corps (nu) de la femme a été à la fois stupéfiante et libératrice. • “La Momie“, de Chadi Abdessalam. Un film qui a apporté au cinéma égyptien, dont j’étais comme tout le monde à l’époque un consommateur obligé, la dimension esthétique et mythique qui lui faisait défaut. • “El Sur“, de l’Argentin Fernando Solanas, qui m’a procuré une de mes plus fortes émotions au cinéma. L’épreuve qu’il rapportait (les années de la dictature en Argentine) recoupait celle que j’avais vécue en lui donnant une dimension poétique exceptionnelle. • “Underground“, d’Emir Kusturica. Sur ce film, j’ai écrit il y a quelques années ceci : “Par cette allégorie, Kusturica ne se contente pas de nous faire traverser l’enfer de la guerre. Il remonte aux racines du mal. Un pays qui se construit sur le mensonge est puni par où il a péché. La manipulation des valeurs aboutit à leur destruction. La servitude devient à la longue une seconde nature. Et même quand on s’en libère, il en reste quelque chose. Les nationalismes et les intégrismes qui prolifèrent de nos jours illustrent bien ce processus de décomposition morale et humaine.“ À bon entendeur, salut…
Rita El Khayat, Psychanalyste et écrivain
• Le grand chef-d’oeuvre pour moi est “Le salon de musique“ de Satyajit Ray, je l’ai vu une dizaine de fois, je crois que c’est du très grand cinéma et il me parle davantage qu’un film occidental car cette décadence de l’aristocrate qui ne veut pas déchoir et changer de statut social c’est le monde arabe, altier, soumis par sa misère à l’occident puant le naphte… • “La ballade de Narayama“ de Shohei Imamura : un village japonais des montagnes est sujet à une famine, les plus vieux devant quitter les autres pour aller se laisser mourir comme les éléphants dans la jungle… La plus grande scène de film jamais vue : une femme de cinquante ans qui casse ses dents sur le roc pour ne plus manger et mourir de faim … • Je l’ai adoré – car pour moi, le cinéma doit être d’abord un divertissement ! – “Pretty woman“ de Garry Marshall parce que c’est drôle, c’est vif, c’est “joli“, ça se termine bien !!! • J’ai vu au moins dix fois, aussi, “afrita hanem“, film égyptien des années 50, avec ma fille, fascinées toutes les deux par la danseuse Samia Gamal, attendries par Farid El Atrache et les deux extraordinaires comiques égyptiens Abdesslam Aaboulsi et Smail Yassine ; grande période du cinéma égyptien, hélas, totalement révolue si l’on voit les horribles feuilletons produits depuis les années soixante-dix, comble de la vulgarité, de la médiocrité et de la laideur !!! • Enfin, je choisirai un film que j’ai vu plusieurs fois car il est magnifique, c’est l’un des plus grands films de tous les temps ; il s’agit de “Autant en emporte le vent“ pour la raison que tout est important dans ce film: l’épopée, l’histoire, les personnages, la romance amoureuse, le jeu des comédiens, les scènes de bataille, la guerre filmée, les costumes somptueux, le maquillage, la reconstitution des décors d’époque, les contenus des dialogues, le jeu de grand(e)s comédiens etc. En fait, la réalité d’un cinéma de talent…
Hassan Darsi, Artiste plasticien
Mon choix est structuré par ce qui nourrit les films (société, politique, fantasmes, art,) vu que tous les films racontent la même histoire, de toute façon. Peter Greenaway, justement dans “Meurtre dans un jardin anglais“, 1984, re-définit le cinéma en tant que langage visuel non alourdi par le récit, film que j’aime pour sa plasticité, l’enchevêtrement des plans, la recherche des angles de vue d’une rare intelligence. “Le tambour“, de Volker Schlöndorff, 1979, film que j’ai vu et revu une dizaine de fois à la suite (dans le cadre de mon cursus universitaire), disséqué à l’aide des différentes théories de la psychanalyse. Un inventaire des fantasmes humains, Oscar, l’enfant aveuglé par les 300 volts de la lumière artificielle quand il quitte l’utérus de sa mère et qui à trois ans décide de ne plus grandir en provoquant sa chute des escaliers de la cave, semble être la seule résistance au monde confus et contorsionné que nous remodelons sans cesse pareil. Un autre témoignage tragi-comique de ce siècle, est “Le Dictateur“ (the great dictator) de Charlie Chaplin, 1940, une satire de la dictature et du fascisme de Hitler, ce film qui s’est fait l’écho d’une époque noire du siècle passé, une grande performance de Charlie Chaplin, à l’instar de ses autres films. Traiter un drame avec une légèreté inouïe, c’est pour moi du grand art. “Ils vont tous bien“, réalisé par Giuseppe Tornatore en 1990, avec Mastroianni, qui pour rompre la quiétude de sa retraite, traverse l’Italie à la recherche de ses enfants, avec une photo de famille prise sur une scène d’opéra. J’aime beaucoup ce film en raison du portrait de famille emporté pour tisser une histoire, fût-elle illusoire. J’ai l’impression de faire pareil avec mes portraits de familles. Mon cinquième film est “Coup de torchon“de Bertrand Tavernier, avec Philipe Noiret. Ça se passe en Afrique colonisée. L’acteur est une espèce de marionnette, au Maroc. On dirait qu’il est comme une bague au doigt de l’autorité (sa femme, les notables qui adorent tuer les alligators). Philipe Noiret, blessé et meurtri, décide de se venger de la collectivité. Un vrai monstre mais majestueux dans le rôle du justicier refoulé, il n’a même pas le plaisir de tuer. Triste réalité.
Fouad Bellamine, Peintre
Le plus beau film que je garde en mémoire est égyptien. Je l’ai vu au cinéma Boujeloud à Fès. Il s’agit de la “Wissada Alkhalia“, avec Abdelhalim Hafez et Mariam Fakhr Eddine. Je me souviens de ce film, parce que nous y avons compté vingt-six baisers. À chaque baiser, toute la salle criait et d’un, et de deux, ainsi de suite. On était triste à chaque fois triste d’arriver au vingt-sixième baiser. J’ai vu ce film alors que je n’avais pas sept ans. Il me ramène tout droit à “Cinéma paradiso“ de Giuseppe Tornatore qui m’a communiqué une grande émotion, en raison de sa parenté avec le cinéma de mon enfance. C’est un film qui met la lumière sur un personnage qui participe à la féerie des salles de cinéma et dont on parle peu : le projectionniste. “La grande évasion“ de John Sturges, avec Steve Mc Queen, est un film que je ne renierais pas. Il est sans littérature, mais qu’est-ce que j’ai tremblé en le regardant! Plus tard, j’ai découvert le nouveau cinéma avec “Pierrot le fou“ de Jean-Luc Godard. J’ai été marqué par l’interprétation imparable de Belmondo. Et tout récemment, j’ai vu “Parler avec elle“ de Pedro Almodovar. Le sommet la conjonction de la poésie et des sentiments humains les mieux enfouis.
Noureddine Saïl, Critique de cinéma, directeur général du CCM
Le choix restrictif de cinq films relève de la cruauté mentale, mais vous me proposez un jeu, je le joue et en accepte les règles. • “To be or not to be“ (1942), un film américain de Ernst Lubitsch. C’est un insurmontable exercice de narration cinématographique. • “La Règle du jeu“ (1939) de Jean Renoir. Un film complet, avec en cadeau une direction d’acteurs, jamais égalée dans l’histoire du cinéma. • “Citizen Kane“ (1940) de Orson Welles. C’est la référence absolue du cinéma moderne. • “Les Contes de la lune vague après la pluie“ (1953), un film japonais de Kenji Mizoguchi. Le mariage parfait de la rigueur et de la poésie. • “La Prisonnière du désert“ (1956), film américain de John Ford. C’est l’apogée de la maîtrise de Ford sur la mise en scène.
Abdelfattaf Kilito, Ecrivain
Le premier film que je citerai est “Les Temps modernes“ de Charlie Chaplin, un film que je revoie souvent, car à chaque fois j’y découvre un élément nouveau que je n’ai pas aperçu auparavant. Charlie Chaplin avait un grand souci du détail, et c’est ce même souci que je remarque chez Hitchcock, par exemple dans “Les 39 marches“ où l’humour alterne avec le suspense. Je mentionnerai aussi “Amarcord“ de Fellini qui associe, dans l’évocation de la vie d’une famille, la tendresse et la folie (le monstrueux et le grotesque se profilent à l’arrière-plan, comme dans les autres films de Fellini). “Barry Lyndon“ de Stanley Kubrick est du grand spectacle : tableau minutieux d’une époque, roman de formation, ascension fulgurante et déclin d’autant plus inéluctable qu’il est l’oeuvre même du héros qui perd tout et n’a plus, à la fin, que sa vieille mère. Le cinquième film que je signalerai est “French Cancan“ de Jean Renoir, fils du fameux peintre impressionniste : il me semble voir les tableaux de celui-ci dans chaque épisode, et l’atmosphère de l’histoire n’est pas sans rappeler celle des romans de Raymond Queneau.
Mostafa Nissabouri, Poète
• “Les Trois couronnes du Matelot“ de Raoul Ruiz. Le film est traité à la manière d’une bande dessinée. Profondeurs de champs, fantaisies, sans parler d’un scénario incroyablement déroutant. Littérature, poésie et philosophie occupent une grande place dans la démarche de Raoul Ruiz, mais c’est au bénéfice de l’image qui demeure souveraine et donne une vraie leçon de cinéma de notre époque. • “Vertigo“ d’Alfred Hitchcock. Film en trompe-l’oeil et immense partie de cache-cache avec l’au-delà. Réflexion aussi sur la relativité de l’amour et son jeu mortel. Le scénario s’inspire d’un roman des Boileau-Narcejac pour donner au 7ème art, en langage cinématographique qui ne doit presque plus rien au récit de base, l’un des chefs d’oeuvre les plus accomplis. • “L’Argent“ de Robert Bresson. J’aime la façon dont ce réalisateur fait jouer des non-acteurs, vierges de tout art dramatique. J’aime aussi son jeu de la métonymie et son approche presque janséniste de la représentation. • “Hana Bi“ de Takeshi Kitano. Un film sur l’amour et l’amitié. Des images d’une beauté somptueuse (le réalisateur s’adonne aussi à la peinture). Dur par moments, mais sensible et profondément poétique. Une oeuvre d’art. • “Mulholland Drive“ de David Lynch. Délires et rêves d’une actrice débutante en quête de reconnaissance à Hollywood ; univers sombre de sexe, de mort et de beauté dans le monde du cinéma. Il faut faire attention aux images qui construisent par chevauchement de séquences la trame du film, proposent une narration labyrinthique dont seul David Lynch, paraît-il, peut donner les clefs.
Abdelkébir Khatibi, Ecrivain
Parmi les films que j’aime particulièrement, en voici cinq : • “La Nuit du chasseur“, de Charles Laughton : film du merveilleux et de la féerie, avec l’extraordinaire présence de Robert Mitchum dans son rôle. • “La Ruée vers l’or“, de Charles Chaplin : d’une drôlerie et d’une justesse indépassées, dans toutes les séquences. Chef-d’oeuvre, sans doute. • “Citizen Kane“, de Orson Wells : émergence d’un récit nouveau au cinéma. C’est un drame parfait et qui instruit celui qui le veut bien sur les “temps modernes“. • “Les Fiancées en folie“, de Buster Keaton: le plus flegmatique des acteurs, avec une puissance onirique unique. Keaton est, avec Chaplin, l’acteur le plus drôle du cinéma mondial. • “Rêves“ de Kurosawa : film éblouissant, vrai et d’une vérité qui fait peur parfois. C’est le dernier film de Kurosawa, son testament.
Narjis Nejjar, Cinéaste
C’est un exercice périlleux mais je vais tenter de courtiser ma mémoire où bien des univers s’entrechoquent et se confondent parfois. Trois films d’abord, trois mondes aux antipodes les uns des autres où la seule passerelle est une image qui dit tout en pudeur, un silence qui pourtant vocifère. • “Un temps pour l’ivresse des chevaux“ de Bahman Ghobadi (Iran). Le premier est l’histoire d’une frontière aux confins de l’Iran et l’Afghanistan… une aire impossible à franchir, une famille tiraillée de part et d’autres des barbelés. Une métaphore de l’horreur qui aurait dessiné les contours de sa géographie. • “L’Homme sans passé“ de Aki Kaurismaki (Finlande). C’est l’histoire d’un homme qui a perdu la mémoire suite à une agression et qui se complait dans son amnésie, comme un champs des possibles salvateurs. • “La double vie de Veronica“ de Kristof Kieshlowsky (Pologne). L’histoire de deux jeunes femmes l’une en France et l’autre en Pologne, elles se ressemblent mais ne se connaissent pas, et ressentent pourtant les mêmes émotions aux mêmes instants. Le symbole fort de la gémellité, non pas dans sa dimension génétique mais dans son rapport à l’autre, (dans la différence et l’indifférence) celui qu’on ne voit pas, celui qu’on n’entend pas et qui pourtant n’est autre que soi. Ces trois films tracent, à mon sens, un sillon vers la liberté d’être, je les ressens tel un cri que l’on étouffe, le premier balbutiement avant la parole fluide. Les deux autres seraient deux films à venir, je me garde la possibilité de m’émerveiller demain…
Abdellah Taia, Ecrivain
• “La Nuit du Chasseur“, de Charles Laughton (1955). Un film-poème, un conte merveilleux, le cinéma à la fois comme spectacle, philosophie et livre sacré. Et en prime, on entend Lilian Gish, la mythique star américaine du cinéma muet, parler. • “Il était une fois en Amérique“, de Sergio Leone (1984). Je l’ai découvert à l’âge de 12 ans dans un cinéma populaire de Salé, et depuis sa musique m’obsède. Un film proustien sur le temps et la remémoration dans lequel Robert De Niro livre sa plus grande performance. • “La Momie“, de Chadi Abdessalam (1969). L’unique film de ce réalisateur, et tout simplement le plus beau film arabe. Les yeux de Nadia Lotfi : inoubliables ! • “Amarcord“, de Federico Fellini (1973). J’aime tout chez Fellini. Celui-là me touche particulièrement et me fait rire et pleurer intensément à chaque fois que je le revois. • “Othello“, d’Orsen Welles (1953). Welles a révolutionné la mise en scène cinématographique. Othello a été tourné en grande partie à Essaouira. La folie de ce film me ravit au plus haut point. • “Le Vent nous emportera“, d’Abbas Kiarostami (1999). Kiarostami est sans aucun doute le plus important réalisateur de nos jours. Il est moderne, poétique… et perse. Je ne me lasserai jamais de ses films. Il veut tourner avec Isabelle Adjani (mon actrice préférée d’aujourd’hui), raison supplémentaire de l’aimer passionnément. • “In the mood for love“, de Wong Kar-wai (2000). Maggie Cheung et Tony Leung ne jouent pas dans ce film, ils dansent. Terriblement beau et mélancolique comme les poèmes de Verlaine et Baudelaire. Le cinéma chinois m’accompagne depuis mon enfance, depuis Bruce Lee… Voilà, j’ai un peu triché, il y en a 7… on m’excusera… Merci !

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