Culture

«Les territoires de Dieu» de Abdelhak Najib: Écrire la vie, réécrire le rêve

© D.R

Les éditions Orion, en partenariat avec les éditions Sirius, publient la sixième édition du roman à succès : Les territoires de Dieu. Déjà 35.000 exemplaires et voici un nouveau chapitre qui s’ouvre, avec la traduction en allemand, anglais, espagnol et italien.

Mohamed Zilaoui Enseignant et auteur

Les années heureuses sont les années perdues, on attend une souffrance pour travailler», écrivait Proust dans «le Temps retrouvé». Que dire alors si toute une enfance est  synonyme de souffrance ? Probablement, ça donnerait un roman imposant, fruit de tant de souffrances côtoyées en bas âge et  qui mérite d’être au Panthéon de la littérature universelle. Certes, ça serait le récit d’un monde noir et morbide, dur et difficile, mais cruellement poignant et plein d’émotions.
«Les territoires de Dieu» dépasse encore de loin le simple récit d’une souffrance enfantine aussi percutante soit-elle, car, si en principe tout roman porte en lui l’expérience de son auteur, ce n’est certainement pas le cas du roman de Najib Abdelhak.
Ce roman est le vécu de tout un quartier déshérité et défavorisé de Hay Mohammadi à Casablanca. L’expérience de l’auteur n’est qu’un prétexte  pour que s’étale tout un monde occulté et presque oublié. Cette réalité atroce de multiples personnages renaît de ses cendres et prend forme au moyen d’une narration captivante et qui sonde  les tréfonds du bas-fond.
À plusieurs reprises, le roman ne s’en cache pas. En effet, le narrateur d’emblée informe son lecteur qu’il serait le «réceptacle de leurs parcours, tous aussi différents les uns que les autres. Oui, il a fallu que je devienne urne où ont été déposés les secrets des uns et des autres, leurs joies et leurs malheurs. Il a fallu qu’un jour une lucarne s’ouvre pour qu’un filet de lumière pure puisse trouver son chemin à nos cœurs.» P40
«Les territoires de Dieu» est une constellation d’êtres en papier qui tournent autour du personnage-narrateur et le façonnent. Au récit de vie du personnage principal, s’ajoute l’expérience de tous ceux qui l’ont côtoyé de près ou de loin mais qui, à un moment ou un autre, ont eu une influence considérable sur le personnage principal.
Nous avons là un roman original où une narration rhizomatique prend forme à l’affût de tout traumatisme, de toutes réminiscences mnémoniques qui deviennent comme autant de filons. Des gisements saisis et sondés dans leurs moindres recoins.
De fil en aiguille, la narration dessine le cosmos d’un monde miséreux et odieux, et dresse, par conséquent, un tableau qui prend vie de tous côtés. C’est un magma mouvant de personnages iconoclastes qui s’enchaînent et s’enchevêtrent, impactant durement au passage le personnage principal et participant à son apprentissage.
Dès lors, le narrateur autodiégétique ce n’est pas seulement sa vie qu’il narre mais c’est tout un univers animé qu’il déverse et reconstitue :
«Quand je pense à ces jours heureux, des noms et des têtes se bousculent pour occuper les moindres recoins de ma mémoire. Toute une ville qui habite encore mon esprit et qui demande à reprendre vie au-delà du temps et des jours. (…) Depuis vingt ans, je vis dans l’obsession de rendre un jour hommage aux hommes et aux femmes qui ont bercé mon enfance. Depuis de longues années, je nourris le besoin de témoigner de la grandeur d’une génération qui a été sacrifiée sur l’autel de la liberté, du mensonge, de l’hypocrisie, de l’arnaque, de l’exploitation, de l’incompétence, de l’embrigadement, de la trahison, de la tricherie, de la supercherie, de la haine et de l’ignorance.» PP39-40
Ce monde n’est pas déroulé selon le modèle traditionnel de la  trame narrative en ligne droite mais par des ramifications qui progressent et s’étendent au gré de la narration, passant d’un personnage à un autre et tendent dans certains chapitres à mettre en second plan le personnage-narrateur.
Ainsi, dans le chapitre  «le diable est dans les détails» le récit se focalise sur le personnage de Hassania :
«On disait qu’elle savait retenir les hommes avec son joli derrière» P89.
Les aléas de la vie en ont fait une borgne dégueulasse et s’est reconvertie ensuite à la voyance, puis elle a prédit la mort de Chouaib. La narration suit alors les aléas tragiques qui ont accompagné le personnage de Chouaib et puis ses turpitudes  et ses démêlés avec la police aux côtés du narrateur. Cette narration permet de faire ressurgir une pièce d’un puzzle relatif à l’univers carcéral et aux années de plomb et reconstitue une part non négligeable de cette époque.
D’autres exemples parcourent le roman comme la narration qui passe du frère à  sa sœur «Alia» pour nous donner ensuite une histoire d’amour intense qui se rompt pour laisser place à son mariage avec un cinéaste anglais, ce qui entraîne la narration dans un autre synopsis de la vie de l’Anglais jusqu’à son suicide. Un retour s’ensuit alors vers le personnage «Alia» représentatif de l’injustice qui touche le sexe féminin à cette époque (tabassée pour avoir refusé d’épouser un type haut placé).
L’essence de l’autobiographie égocentrée est délaissée pour s’emparer du monde environnant. «Les Territoires de Dieu» devient ainsi une sorte de témoignage saisissant d’une époque révolue. Ce tohu-bohu énonciatif, comme l’a qualifié Mounir Serhani, donne de la profondeur au roman et enchaîne les destins pour l’élaboration d’un tout représentatif d’un pan de l’histoire contemporaine (les années 70 et le début des années 80) à l’image de «la Comédie Humaine» d’Honoré de Balzac ou les «Rougon-Macquart» d’Emile Zola.
Ce monde impitoyable et atroce mais pas pour autant désespérant puisque le roman oscille constamment entre L’Eros et Thanatos, entre les jouissances et les réjouissances de la vie, et les peines dégradantes de l’être. Le monde de la joie du vivre-ensemble même dans la souffrance et la précarité : «les gens râlaient mais ils étaient toujours heureux».
C’est sans doute l’autre originalité de ce roman, loin de s’arrêter sur les souffrances, ce roman capte les nuances qui font les joies de la vie dans la douleur et dans la souffrance. Autrement dit, roman de la misère enrageante et dérangeante, de la misère contraignante et dépravante mais où au summum du calvaire se répand paradoxalement une douceur de vivre. Le texte nous propose une errance à travers un espace marqué par les ombres du passé pour que renaisse une œuvre féconde. Dans «les Territoires de Dieu», on se délecte de cette conception proustienne qui en émane, dans un style limpide, cru et  sur de la pure réalité maghrébine.
Victor Hugo dit : «Il faut que l’herbe pousse et que les enfants meurent».
Moi je dis que la loi cruelle de l’art est que les êtres meurent et que nous-mêmes mourrions en épuisant toutes les souffrances, pour que pousse l’herbe non de l’oubli mais de la vie éternelle, l’herbe drue des œuvres fécondes, sur laquelle les générations viendront faire gaiement, sans souci de ceux qui dorment en dessous, leur «déjeuner sur l’herbe».
Roman labyrinthe, certes, maudit mais d’où se transcendent les joies, les plaisirs et la célébration de la vie. Toute la question qu’on se pose dès lors si cette joie de vivre est due à  «la  perspective déformante du temps», après avoir échappé à l’hécatombe ou est-ce réellement une joie  naïve qui éclate justement dans la fange et l’assoupli?

Les territoires de Dieu. 6ème édition.
Abdelhak Najib. Orion-Sirius. 360 pages. 90 DH.
Mai 2025. Disponible en librairie.

 

Related Articles

Culture

Nostalgia Lovers Festival annonce son brunch à Casablanca

Le rideau tombera sur l’édition 2025 du Nostalgia Lovers Festival avec audace...

Culture

«Brigade Anti-Gang»: Série policière marocaine sur Al Aoula

La chaîne Al Aoula propose une nouvelle série policière captivante intitulée «Brigade...

Culture

Marseille: La culture amazighe marocaine s’invite au Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée

«Amazighes. Cycles, parures, motifs» est l’intitulé d’une exposition que vient de lancer...

Culture

Moussem de Tan-Tan: La place Bir Anzaran accueille un spectacle de musique populaire et moderne

Des artistes marocains ont offert aux mélomanes un voyage musical mêlant rythmes...

Lire votre journal

EDITO

Couverture

Nos supplément spéciaux

Articles les plus lus