Culture

L’histoire des juifs revisitée par Assaraf

© D.R

Tout est grand dans cet ouvrage. Son nombre de pages (833), la masse impressionnante de documents cités et l’ambition que son auteur, Robert Assaraf, lui assigne : constituer une « fresque » de l’histoire des juifs au Maroc. Une longue histoire, dont témoignent des inscriptions en hébreu retrouvées dans les ruines de Volubilis. L’auteur du livre ne retrace pas toutefois cette histoire depuis le début. Il a fait le choix de concentrer son traitement sur la période allant du 19éme siècle jusqu’à nos jours. C’est ce qui explique peut-être le caractère subjectif du titre de l’ouvrage : « Une certaine Histoire des Juifs du Maroc ». Cette histoire commence dans la première moitié du 19ème siècle, s’intensifie pendant le protectorat, parcourt les années du règne des défunts Rois Mohammed V et Hassan II, avant de s’achever sur une chronique très personnelle.
«Une certaine Histoire des Juifs du Maroc» est un livre très richement documenté. Son auteur est le créateur du Centre international de recherche sur les juifs du Maroc (C.R.J.M). Il avait par conséquent à portée de main un fonds documentaire (lettres, témoignages, chroniques, articles de journaux) relatif à la période que couvre son ouvrage. Et il ne s’est pas privé de s’en servir. À cet égard, les citations dynamisent les propos de l’auteur, insufflent de la vie à son texte. Le lecteur est plongé dans le chaud de l’action, au moment où les propos sont formulés. Il n’a pas l’impression de lire le récit d’événements passés, mais de les vivre dans leur actualité. De ce point de vue-là, le livre de Robert Assaraf est inégalé. Rarement on aura vu autant de témoignages rassemblés dans un seul volume. Cette riche documentation confère au livre des entrées multiples. À ce sujet, le livre est tout indiqué pour des chercheurs s’intéressant à l’histoire de la presse au Maroc. De nombreux journaux y sont cités.
L’auteur a cependant fait le choix de ne pas charger son texte par des notes de bas de pages. Eu égard au très grand nombre de citations, on peut se demander si M. Assaraf a été fondé à faire l’économie de l’appareil critique. Pour des chercheurs et historiens, la valeur de ces citations est diminuée par l’absence de la mention détaillée des références.
L’autre particularité qu’on peut souligner dans « Une certaine Histoire des Juifs du Maroc » se rapporte à son contenu. Robert Assaraf a axé son traitement sur les moments durs traversés par la population juive et les mesures vexatoires dont elle a fait l’objet. Les mots « pogrom », « massacre», « pillage », « émeute » sont cités dans le livre. Cette focalisation sur la situation précaire de la population juive porte à croire que le judaïsme au Maroc a été un corps étranger à la société et non pas une trame fondamentale du tissage de la culture marocaine. Il n’y a rien ou très peu de considérations sur la confraternité entre les deux communautés.
À lire Robert Assaraf, on croirait que les Marocains de confession juive ont été toujours sur le départ, que le Maroc a toujours constitué pour eux une étape transitoire, qu’ils piaffaient d’impatience pour rejoindre Eretz Israël. Cette idée rompt avec les discours sur l’harmonie entre les deux communautés. Elle douche froidement les personnes qui croient en un modèle de cohabitation entre juifs et musulmans au Maroc.
Ou bien Robert Assaraf a fait le choix de se tenir strictement aux faits et à la réalité du vécu des juifs du Maroc. Et dans ce cas, et sans faire un jeu de mots au goût douteux, son livre est révisionniste. Car il reconsidère la croyance, largement admise, en la bonne entente entre juifs et musulmans au Maroc. Ou bien il a choisi d’accentuer son traitement sur le climat d’insécurité dans lequel vivaient les juifs et d’omettre de mentionner les champs d’entente. Et dans ce cas, on peut déplorer que des pans entiers de la vie communautaire soient passés sous silence. Mais force est de reconnaître que le point de vue de M. Assaraf n’est pas partagé par de nombreux Marocains de confession juive, et non des moindres. À commencer par Haïm Zafrani, Edmond Amran El Maleh et Simon Levy qui ont toujours défendu l’idée de convergence et de dialogue qui s’est élaborée, depuis deux mille ans, entre les juifs et les autres communautés au Maroc.
De plus, dans son intérêt pour la population juive, Robert Assaraf ne se pose pas de question sur la population musulmane. Quand il décrit par exemple la sécheresse de 1877, il parle de « la détresse de l’immense majorité de la population juive », mais oublie de signaler que l’immense majorité de la population musulmane n’était guère mieux lotie. Toutefois, la reconsidération par M. Assaraf des faits comporte aussi un avers que l’on peut qualifier d’heureux. Ainsi la description du mellah qui rompt avec les idées qui assimilent cet espace à un ghetto. « En pénétrant dans le mellah qui lui était assigné pour lieu de résidence, le juif redevenait le seigneur chez lui. Il y trouvait un havre de sécurité, de paix et de tranquillité, qui, en dehors des périodes d’explosion de violence, lui assurait dans la pratique une existence plus sûre, moins soumise à l’arbitraire et, au total, plus supportable que celle du commun de ses compatriotes musulmans, malgré l’infériorité de son statut politique et juridique ».
Le côté révisionniste du livre n’enlève toutefois rien à sa valeur essentiellement documentaire. On y apprend des informations peu connues jusque-là. Ainsi, la propagande nazie qui a confectionné de toutes pièces un costume de nature à rendre Adolf Hitler sympathique à la population musulmane. « Surnommé Bal El Hadj, on colportait dans les marchés et les souks que Hitler s’était converti à l’Islam et qu’il avait fait cadeau à La Mecque de deux cierges en or qui s’étaient par miracle allumés d’eux-mêmes ». Cette propagande ne réussit pas cependant à transformer en machine de persécution les musulmans pour les juifs. Le livre réserve également une place de choix à l’opposition de Feu Mohammed V à l’application des lois antisémites de Vichy. Robert Assaraf parle également de l’action de l’Alliance israélite universelle qui a fait du Maroc l’un de ses terrains de prédilection.
Mais il ne déplore pas le sionisme qui a arraché des milliers de Marocains de confession juive à leur pays. Par ailleurs, le livre s’achève par une chronique très personnelle où Robert Assaraf montre du doigt André Azoulay. Il est question de la visite d’une délégation d’hommes d’affaires israéliens à Casablanca. Robert Assaraf affirme avoir été informé par André Azoulay de préparer cette visite « sur ordre de Sa Majesté ». Or, il s’avère que le défunt Roi n’était ni de près ni de loin au courant de cette rencontre. Lorsqu’il a appris la présence d’une forte délégation d’hommes d’affaires israéliens à Casablanca, Hassan II a été mécontent de l’instigateur de la rencontre. Selon M. Assaraf, André Azoulay lui aurait attribué l’initiative, qualifiée de « terrible mensonge ».
Les 830 pages d’« Une certaine Histoire des Juifs du Maroc » se terminent avec cette confession. En dépit de sa taille, le livre coule de source. Les pages défilent légères, tout en nous laissant une impression de densité. C’est le genre de livre qui imprime un univers à son lecteur. Un univers qui n’est pas dépourvu d’amertume, compte tenu du choix éditorial de son auteur.

Robert Assaraf, “Une certaine Histoire des Juifs du Maroc”, Jean-Claude Gawsewitch éditeur, 2005, 833 pages, 34 euros.

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