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Analyse : La géopoétique de la frontière dans l’oeuvre de Abdelhak Najib

© D.R

Abdelhak Najib revisite, à sa manière, ces poncifs donquichottesques qui se servent d’un regard en contre-plongée vis-à-vis des autres et surtout par rapport à la doxa.

Roman : La notion de «frontière» participe d’un domaine éloigné de la littérature, à savoir celui de la géopolitique. C’est dans ce sens que nous avons opté pour une nouvelle nomenclature et nous espérons qu’elle sera heureuse : «la géopoétique». D’emblée, la frontière nous impose de mettre de l’avant les croisements, les découpages, les définitions et les limites. Mais en abordant les aspects territoriaux de la frontière, on se rend compte de sa dimension arbitraire qui même dans le cas de son absence, son effacement, s’impose davantage. C’est dans ce sens que nous allons approcher l’imaginaire contemporain: la frontière et son retrait, son évanescence et son élargissement. C’est dire que seules les nuances dérangent l’automatisme de la logique binaire dans la mesure où même l’absence des frontières en trace d’autres, plus séparatrices encore et surtout plus discriminatoires.

Le choix de l’œuvre romanesque de l’écrivain marocain Abdelhak Najib est motivé par une idée simple : c’est un texte qui s’amuse à brouiller les frontières pour en créer une géopoétique vu les éléments flottants qui s’y imposent afin de dépasser les cloisonnements traditionnels installés et établis. La présente étude tenterait de réfléchir sur les frontières estompées à même de donner naissance à une poéticité allant au-delà des carcans classiques de délimitations pour montrer que le roman devient un champ large où les genres se côtoient et dialoguent ne marquant ainsi aucun hiatus et aucun blanc. Par ailleurs, l’écriture des frontières vise à abolir les confins pour permettre une continuité spatiale (ou «discontinuités spatiales» dans laquelle évoluent les personnages sans contraintes et surtout sans incarcération, même dans les endroits les plus institués (la société traditionnelle, la prison, les endroits mondains, etc). Il s’agit d’une œuvre romanesque qui s’écrit sous le signe de la liminalité dans la mesure où tous les personnages vivent en situation de handicap. Ainsi, les frontières s’effacent à vue d’œil dans les deux romans pour que le texte se mue en littérature de frontières comme si la liminalité était un défaut de construction sociale et psychologique.

Abdelhak Najib a publié en 2014 son premier roman dont le titre s’égale à une trouvaille géographique qui situe le roman dans un lieu de nulle part, à savoir les territoires appartenant exclusivement à Dieu. Ce choix est d’ores et déjà battu en brèche le long des 250 pages d’un roman dense et compact : Les Territoires de Dieu. La connotation religieuse et sacrée débouche in fine sur un discours on ne peut plus blasphématoire qui donne, soudainement, sur l’inanité et la vacuité, emblématisées conjointement par une fresque foisonnante des personnages archétypaux dont l’existence est à la fois éparse et tragiquement inéluctable. En effet, le tragique s’illustre par un procédé narratologique à même de traduire ce tohu-bohu énonciatif dans lequel baigne la trame, à savoir la polyphonie intensifiée jusqu’à l’ambiguïté. Tout comme le thème de la déperdition qui structure le récit, en filigrane, voire en douceur empoisonnée.

Néanmoins, le profil du narrateur-personnage reste polymorphe et subtilement insaisissable. C’est un roman à vocation picaresque, une initiation à l’envers, où le sacré se trouve carrément profané et le grossier côtoie le mystique. C’est, encore plus, une plaidoirie au profit des bannis, des exclus et des parias, érigés toutefois en saints et prophètes dans des territoires où Dieu est un grand nonchalant et absentéiste. Dieu, nous dirait le « je » narrateur et personnage, s’abstient d’intervenir dans la misère quotidienne des petites gens, comme s’il n’était nullement intéressé par ce territoire de no man’s land délaissé et délibérément écrasé par cette transcendance écrasante. Le néant est en effet cette entité récurrente qui se cache cyniquement derrière un malaise collectif sempiternel. Le héros de ces Territoires est placé sous le signe de l’errance et de la rébellion. Il est dévergondé, hirsute, sadique, amoral, mais paradoxalement épicurien, bon vivant et fidèle à son quotidien ingrat, versatile et fastidieux. Ce «je» immensément cultivé, féru de littérature et de philosophie, s’engage dès l’entrée de jeu à relater la vie de ces hommes qui ont peuplé les coins perdus de son passé, ces hommes et femmes qui ont bercé son enfance.

L’acte d’écrire devient donc un hommage rendu généreusement à ces marginaux de l’Histoire qui acquièrent toutefois une grandeur inestimable vouée à l’oubli à cause du rejet que leur promet une société fondée sur le mensonge, l’hypocrisie, l’arnaque, l’incompétence et l’exploitation. Ce roman donne la parole à des personnages qui transcendent les attentes lectorales dans la mesure où l’on n’est guère habitué à un banni qui se place sur le devant de la scène pour se faire passer pour un porte-parole de la communauté des antihéros. Certes, la littérature mondiale a connu de tels déplacements étonnants et imprévisibles, comme dans Le Tambour de Günter Grass, Homme Invisible de Ralph Ellison ou encore Voyage au bout de la nuit de Céline, mais il n’en demeure pas moins que Abdelhak Najib revisite, à sa manière, ces poncifs donquichottesques qui se servent d’un regard en contre-plongée vis-à-vis des autres et surtout par rapport à la doxa. D’ailleurs, les épigraphes qui ouvrent les différents chapitres des Territoires de Dieu témoignent de la réhabilitation de ces classes maudites, voire jetées dans les oubliettes de l’Histoire collective (Sade, Rimbaud…). L’incipit du roman lui-même est entamé sciemment par un discours pointilleux sur les ruines et sur la dépravation.

Une telle entrée in medias res est à même de nous situer dans l’ambiance générale qui regorge de personnages dont le destin serait bel et bien indubitablement tragique. Et la galerie de commencer: Ayoub (dont le prénom connote patience et persévérance, un fervent islamiste radical et un trafiquant de drogue, en même temps), Aziza (une fine connaisseuse des hommes et une prostituée aguerrie qui exerce son métier avec pragmatisme et sang-froid), Raouf (dont le prénom désigne littéralement la pitié, pourtant il est surnommé «brûleur de rats» et «le saint patron des insultes», Si Ahmed le criminel, Rahma, ce personnage féminin qui défend sa fille contre son violeur et finit en prison, Amal cette femme mentor qui apprend à l’enfant la philosophie du corps et les rouages du plaisir («Amal m’a tendu une main fragile qui a ouvert pour moi les portes du paradis»), comme Malika qui ne cesse d’être son initiatrice au corps et à la chair, Myriam, la donneuse d’eau, en serait le contre-exemple car elle garde encore sa pureté de vierge et ses croyances de fidèle visiteuse des tombes, Hassania l’allumeuse vétérane et la voyante calamiteuse du quartier(Christ sans croix), Chouaib, ce baume consacré aux problèmes les plus récalcitrants du groupe, et l’incontournable Alia, cette fille de joie hissée au rang des saintes sur terre d’autant plus qu’elle aide tous ces démunis des Territoires, Ali cet adulte précoce qui détient une philosophie inouïe dans son rapport à Dieu et à l’au-delà, Youness le polyglotte, Adam le conteur imbattable (image de l’écrivain), Khalid le jeune voyageur vers l’autre vie, vers la transcendance, cette échappatoire encore possible, et le misogyne juré, Arroub, Hajiba, Aicha, Hanane, Jamal, Selma… Nombreux sont ceux et celles qui appartiennent à cette «cohorte heureuse de Dionysos».

Il nous serait donc inaccessible d’en faire l’analyse exhaustive. Une seule remarque est valable pour tout le texte : l’intrigue se passe dans un espace clos où les valeurs se dégradent, la doxa se retire et le tragique prend le dessus. Opter pour un narrateur enfant est un subterfuge subtil qui permet de franchir le seuil du mystère féminin et d’accéder aux espaces interdits aux adultes.

PAR Dr. Mounir SERHANI
Université Hassan II

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