Sept ans après la sortie de son dernier album, «Code», Ahmed Soultan revient avec un nouvel opus intitulé «Music has no boundaries». Pour ce très attendu album, sorti en janvier dernier, cet artiste a fait appel à de grands noms de la scène artistique mondiale, qu’on vous laissera découvrir dans une interview qu’il a accordée à ALM. Nous avons, en effet, été à la rencontre de ce natif de Taroudant, quelques jours avant son premier concert Unplugged, prévu samedi à 20h, à la Villa des arts de Casablanca. Il a été question de musique bien évidemment, mais aussi des choix qu’a faits cet artiste pour «autogérer» sa carrière. Détails.
ALM : Pourquoi avoir pris sept ans à produire un deuxième album ?
Ahmed Soultan : Quand tu es indépendant et que tu essaies de collaborer avec Femi Kuti, George Clinton, Fred Wesley, Pee Wee Ellis, Robert Fitzgerald Diggs, Akala et Tekitha qui, chacun habite un coin du monde (Etats-Unis, Nigeria,…), cela prend du temps et nécessite des moyens. Vous savez, rien que pour faire la première chanson de cet album (Afrobian, ndlr) il m’a fallu trois ans et demi, dont une année de recherche musicale. J’ai d’abord appelé Fred Wesley qui a, à son tour, pris contact avec Pee Wee Ellis. Ces gens-là font partie des célèbres « J B » ; la section de cuivres de James Brown. J’ai pu rencontrer Pee Wee Ellis quand il était en tournée à Paris. Cet homme a 74 ans. On ne parle pas du «flavour of the month», c’est un homme qui impose beaucoup de respect et qui a une notoriété musicale ad vitam aeternam. Parallèlement à mon travail sur l’album, j’ai sorti deux singles pour MTV (2012, 2013). Faire un album en une courte période, c’est bien mais pour quel rendu ? C’est là la question à poser. Je ne veux pas que ma musique soit confinée uniquement sur Youtube et autres plates-formes, je veux qu’elle soit accessible, qu’elle atteigne des foyers.
D’où le choix du titre «Music has no boundaries» ?
C’est surtout le fait d’avoir eu la touche des monuments de la musique dans mon album. Il y a une cour qui s’appelle «The Rock’n’roll hall of fame ». Elle comprend les 100 personnalités qui ont influencé la musique depuis sa création. Ces gens-là sont dedans. Ce que je voulais à travers ma collaboration avec eux, c’est que la scène, à travers et ses ténors, se dise que «cet artiste fait des choses, on ne sait pas où il va mais c’est intéressant pour nous». C’était ça le défi. Il faut savoir aussi qu’il s’agit d’un challenge pour eux aussi. Des artistes de plus de 70 ans qui s’associent à un jeune projet qui fera peut-être fureur. On n’en voit pas tous les jours. Ceci dit, qu’elle soit d’Afrique du nord ou d’ailleurs, du moment que tu peux chanter et composer ta musique ne doit pas avoir de limites.
Justement, vous qui chantez en quatre langues, misez-vous plus sur les paroles et le sens que donnent les mots à votre musique, que sur la rythmique ?
Ce sont vraiment les deux éléments qu’on ne peut pas disséquer. Il y en a qui seront touchés par la musique et d’autres par le sens. Certains me disent «Achkid est un morceau magnifique même si on ne sait pas de quoi vous parlez, ça nous touche», d’autres qui sont fascinés par un jeu ou un instrument spécifique. Le fait de chanter en darija suscite également beaucoup de curiosité, phonétiquement parlant, et cela crée de l’intérêt vers le Maroc et sa culture. Pour l’instant, avec nos propres moyens, nous sommes arrivés à avoir des trophées qui sont très encourageants. Bien évidemment ce n’est que le début mais pouvoir, de manière indépendante, détenir quatre MTV Awards sans compromis et sans rien changer à ma musique est rassurant.
Vous vous autoproduisez depuis le début de votre carrière ?
Depuis le jour 1. J’ai eu des partenaires mais je n’ai jamais eu des producteurs pour ma musique.
C’est un choix ou une fatalité que vous impose le marché ?
C’est définitivement un choix. J’étais sur la bande de Ne-Yo en 2010. J’étais par la suite sur People Power avant que démarrent les récompenses MTV. Vous imaginez bien que j’ai reçu des offres des labels en Europe, aux Etats-Unis ou encore au Moyen-Orient. C’était de gros chèques, par contre il fallait céder tout son catalogue. Ce qui voudra dire que toute ma musique et tout ce que j’ai bien pu créer et produire depuis le début de ma carrière ne m’appartiendra plus. Je deviendrai un ayant droit qui ne récupèrera pas plus de 25% de ce qu’il fait d’immatériel. Aujourd’hui, je possède mes éditions et les droits de la reproduction mécanique. C’est-à-dire le Master. Ce côté immatériel, je le sécurise depuis 2005. Il m’a fallu environ sept années et beaucoup d’argent pour créer ma propre boîte d’édition et garder la main sur ce que je fais. J’en suis satisfait car aujourd’hui, on peut dire que je ne me fais exploiter que par moi-même.
ça a certainement ses avantages…
Ce qui est bien justement c’est que, quand on a envie de faire des deals ou passer des marchés avec toi, il n’y a pas beaucoup d’ayant droit. C’est ce qu’on appelle le «One stop shop». On te parle et on peut tout prendre de chez toi parce que tu maîtrises contractuellement tout le processus. Avec toutes les offres alléchantes que peut recevoir un artiste, un problème se pose. Il se renie. «De Taroudant à MTV aux Grammy’s», c’est beau mais une fois que le tapis est retiré tu te retrouves avec très peu d’acquis. Cela peut séduire mais à moyen terme, cela ne vaudrait pas la peine parce que si on sait s’y prendre, le marché marocain peut t’offrir la même chose sur trois ou quatre années. Il suffit de travailler et d’avoir le souffle long.
Vous avez dit qu’il existe un marché de musique au Maroc, et vous l’avez défendu. Qu’est- ce qui le caractérise selon vous?
Il y a des genres de musique auxquels le marché marocain est largement ouvert. Si on se positionne en tant qu’artiste qui a accès aux médias de masse et si on a les gens qui nous suivent sur le monde digital, on doit capitaliser sur ça. Quand tu fais ta recherche tu penses qu’il n’y a pas de marché marocain. L’avenir du CD est mort, le piratage, etc. Il faut savoir que dans ce marché, l’expertise vient d’en haut. Ce sont des gens qui évaluent le marché local selon les tendances à Paris et selon le marché mondial. Pendant que la croissance des pays qui sont nos référents chute, le Maroc et l’Afrique en général vivent tout l’inverse.
Devrions-nous comprendre qu’en production et commercialisation vous misez sur ces marchés ?
Mon album se vend à 9,90 dirhams dans 160 caisses au niveau de soixante points de vente répartis sur 17 villes. Ayant fait un deal avec Carrefour, ce sont des présentoirs qui m’appartiennent. Mon produit va donc chez les gens et j’essaie de faire en sorte qu’il entre chez eux. J’essaie de sortir un single tous les trois mois et varier les produits tout en les rendant accessibles. Si le public n’aime pas ce que je fais, il attendra le prochain album pour se servir, ou non. L’important c’est que le produit, lui, soit accessible et qu’il ne se fatigue pas pour l’avoir.
Vous ne trouvez pas que c’est un modèle risqué ? Ils ne sont pas beaucoup à avoir fait le choix de vivre leurs albums à neuf dirhams…
Il faut avoir reçu de bons signaux par rapport à ses réseaux, sociaux ou autres. Il faut également s’inscrire dans une logique structurelle sur le long terme. Le modèle économique du sigle, clip vidéo, buzz et tournée fonctionne parfaitement. Moi j’ai fait le choix d’un autre modèle. Je crois à la pérennité de la musique. Maintenant, il fallait être inventif et oser investir pour que je puisse vendre mon album à ce prix-là. J’ai commencé par avoir mes propres présentoirs pour maîtriser la continuité de la diffusion. Il faut, à long terme, pouvoir toucher le nombre de personnes qui te permette de vivre de ton art et gagner en équilibre. Si 10% des 5.000 qui me suivent sont capables d’acheter un album, c’est déjà un gain pour moi. Il est important de réfléchir local parce que le jour où les marchés étrangers se lasseront, ce jour où tu ne seras plus cette star qu’on a fait de toi à l’international, tes produits ne vaudront plus grand-chose parce que tu as zéro résonnance sur ton marché.