C’est à un volume intense sur la philosophie de Friedrich Nietzsche que nous convie, le philosophe et écrivain Abdelhak Najib, auteur de plus de 100 livres, dont 50 essais qui versent tous dans la lecture de notre monde et de ses irréversibles dérives et errances.
Mohamed Hattab | Écrivain et chercheur
Abdelhak Najib, philosophe et penseur, nous prend d’emblée par la main et nous somme de ne pas nous tromper sur les bonnes questions à poser aujourd’hui face à un monde en ruines, un monde qui s’effondre à vue d’œil. «Posons-nous les bonnes questions qui ne souffrent d’aucune ombre. Allons au bout de notre propos qui consiste à ne pas reculer face à la catastrophe de ce monde où nous sombrons chaque jour davantage dans l’horreur et dans la médiocrité. Est-ce cela, cette chose hybride qui gigote devant nos yeux aujourd’hui, que nous nous efforçons encore de nommer Homme ? Est-ce cela, cette bête immonde, estropiée et ravagée de toutes parts que nous osons encore nommer humanité ? Est-ce ce spectacle hideux d’entités hagardes consommant de tout et ne pensant à rien, qui incarnent aujourd’hui la vieille idée d’une humanité destinée à faire de cette terre le plus bel endroit pour vivre et pour s’élever ? Comment une telle désolation peut-elle encore prétendre à l’humanité ? Comment pouvons-nous encore espérer une improbable élévation pour célébrer l’idéal de l’Homme dans toute sa volonté d’habiter cette terre avec fierté, dans la beauté, par la puissance?
Sans l’ombre d’un doute, ce qui se meut et s’émeut devant nous aujourd’hui, n’est pas l’humanité. À coup sûr, ceci est le résultat cruel de la mort de l’idée de liberté et de l’hégémonie de l’inaction. Ceci est le terrain de jeu difforme de milliards d’individus coulant tous dans le même moule, tous perdus dans l’hyperactivité la plus effrénée, n’ayant aucune action valable à entamer ni à mener à terme. Ceci est la manifestation crue et cruelle d’un ersatz d’humanité en déshérence irréversible étant incapable de réfléchir ni à la vie ni à ce monde, de plus en plus hostile et laid.» Le ton est donné. Le décor est planté. La suite devient plus profonde.
Sur les huit milliards d’humains que compte la planète Terre aujourd’hui, Abdelhak Najib nous dit qu’il n’y a plus personne dans ce monde aux abois, capable encore de revendiquer l’idée du refus, il n’y a plus personne capable d’incarner la volonté de la résistance, d’avoir la capacité de la contestation couplée à l’énergie de la riposte pour changer d’univers, pour créer son propre monde et ses propres sillages, pour accéder à un autre niveau de son humanité. Aujourd’hui, partout dans ce monde en perdition, plus personne n’aspire à se dépasser, plus personne ne peut se surpasser pour devenir qui il est ni pour atteindre sa meilleure version en tant qu’Homme animé par le désir de grandeur, attiré par les hauteurs et par le grand air frais, tels ces hyperboréens qui reviennent souvent tout au long des textes de Friedrich Nietzsche entre le Zarathoustra et la Volonté de puissance.
«On le voit bien, depuis des siècles, l’humanité a abdiqué. L’homme qui devait en porter l’essence est fatigué. Il est épuisé. Il est éreinté. Il ploie sous son propre poids. Cet homme fini nous fatigue. Oui, nous sommes fatigués de cet homme-limace qui n’a plus aucun autre credo que la consommation. Son unique objectif est de consommer de tout : malbouffe, breuvages douteux, industries assassines, médias de tous genres, entre manipulation et instrumentalisation, numérique, digital, réseaux connectés, images qui tournent et qui matraquent les mêmes idées et les mêmes concepts pour distiller une idéologie unique, celle de l’homme qui ne peut vivre qu’en tant que consommateur, car le monde tel qu’il est façonné aujourd’hui, a été créé de toutes pièces pour satisfaire à la fois ses désirs les plus basiques et les plus futiles, ses besoins immédiats, dans ce qu’ils ont de plus réducteurs et de plus avilissants.
Cet homme qui consomme tout ce qui se produit en série, entre gadgets high-tech qui annihilent tout sens de jugement, de la littérature de gare, de la pornographie érigée en amour suprême, toutes sortes d’idéologies assassines comme les religions et leur aliénation, les fascismes économiques, l’idée de la richesse qui résout toutes les questions humaines, les médias qui véhiculent l’idée suprême de jouir en accumulant (car l’idée reçue est la suivante : posséder c’est être heureux), la réclame en continu, 24 heures sur 24, avec ce mot d’ordre, «Ne vous dérangez pas à penser, nous le faisons à votre place, laissez-nous faire, consommez, jouissez, bais.., amusez-vous, le reste on s’en charge»; cet homme mérite de s’éteindre dans ce monde décadent, qui devient une grande braderie d’objets, un étalage énorme d’inventions, d’offres de toutes les productions qui asservissent l’homme en accaparant son temps, en réduisant à néant son autonomie et le peu de jugement qui lui reste, face à cette razzia qui en fait un numéro de série, parmi une infinité de produits étiquetés et fourgués à la frénésie du chaland», souligne Abdelhak Najib qui pose les éléments de son approche du philosophe allemand dans son rapport au monde et aux autres.
Il est vrai, comme le précise Abdelhak Najib, cette période que nous vivons aujourd’hui s’apparente à une invasion en règle de l’existence de ces humains affolés. Des humains attaqués de toutes parts. Des humains affaiblis. Des humains qui ne peuvent plus rien entreprendre d’eux-mêmes. Parce que le mot d’ordre est simple : il y a des États qui se chargent de tout à leur place. Il y a des fabriques de tout, qui produisent en série tout ce qui rend les hommes dépendants et semblables dans leurs choix et dans leurs pensées. Celles-ci sont réduites à ce qui constitue le quotidien, qui, lui, se résume au strict minimum : manger, boire, déféquer, passer de longues heures accroché à des gadgets high-tech, forniquer à la va-vite, rencontrer des gens par claviers interposés, dormir et se réveiller le lendemain, sonné et obnubilé, pour reprendre le même cycle, sans aucune sortie de piste.
C’est pour rendre compte de toutes ces réalités affreuses et viles dans ce monde fini et à bout de souffle que ce livre a été pensé, réfléchi et approfondi pour faire une autre lecture de la philosophie de Friedrich Nietzsche. Il y est question de résistance et de résilience face aux horreurs d’un monde hostile et dangereux parce que de plus en plus bête, parce que de plus en plus basique, parce que de plus en plus enclin à réduire au silence, par tous les moyens possibles et imaginables, tout ceux qui refusent le diktat de la pensée nivelée par le bas, tout ceux qui rejettent la dictature de la démagogie ambiante et de la pensée unique. Il y est question de dire non avant de dire oui, pour célébrer son «Amor fati», ce oui à la vie, ce oui à sa destinée, à son destin, avec le bon et le mauvais, avec le beau et le laid, avec le grand et le petit, avec les ombres et la lumière.
Il s’agit d’abord dans cet ouvrage, à travers la pensée de Friedrich Nietzsche, de faire le solde de tout compte de la petitesse, de la mesquinerie, de la soumission, de la peur, de l’angoisse, de la crainte. Il est ici question de se déclarer, de se présenter, d’aller droit au charbon pour y revendiquer sa différence et la puissance de sa volonté de n’être le semblable de personne, mais d’être un individu unique, un individu qui s’assume et qui lutte pour garder ce qui le distingue de tous les autres.