Chacun de ses coups de crayons est une somme de réflexions. Noureddine Komiha dessine ses plans comme d’autres se répandent en théories. A cette différence que, lui, ses théories, il les construit pour de bon. En ciment armé ou en d’autres matériaux. A son actif, plus de trois mille logements à Casablanca, Marrakech, Oujda, Bouznika, Settat et Tafraout, des dizaines de villas, des sièges d’administrations et d’entreprises privées, des hôtels, un complexe sportif, des mosquées et, surtout, la Cinémathèque nationale à Rabat, les studios de tournage Caudiovim à Marrakech, la bibliothèque de la Fondation Orient-Occident à Rabat, et à Casablanca le siège de l’agence MAP et la Faculté de droit de Moulay Rachid.
A rebours des pratiques dominantes, ce Gadiri de naissance, poursuit un travail exigeant. Indifférent aux murs-rideaux, aux colonnes grecques et aux fantaisies néo-mauresques, il tutoie la modernité et puise, sans complexes, ses références tant dans les traditions nationales que dans l’architecture internationale. «Je fais une architecture résolument traditionnelle, dans la mesure où la tradition équivaut, pour moi, à une succession d’innovations. Je suis donc un architecte traditionnel dont la principale préoccupation est la nouveauté», dit-il. Pour tenir pareille position, il s’oblige donc à une amnésie permanente ; d’où la difficulté de classer son œuvre.
Ceci d’autant plus qu’il ne cesse d’affirmer que «le style tue la création». De fait, Komiha est classé par ses pairs dans la catégorie des architectes contemporains dans la mesure où son action relève tout à la fois de l’esthétique et du politique, mobilise une certaine conception de la cité et du vivre ensemble, et a partie liée avec la poésie et l’expression. A preuve, il dit «écrire, décrire et inscrire dans la pierre la vie quotidienne des gens» qui vont occuper les lieux qu’il dessine.
Autre illustration : malgré son recours à l’outil informatique, il continue à avoir des relations presque charnelles avec le calque et la hantise de la feuille blanche que tous les créatifs éprouvent peu ou prou. «Le premier coup de crayon donne sa véritable consistance au projet. Il s’agit d’un enfantement avec ce que cela induit comme plaisir indicible et douleur intense. C’est aussi à ce moment là où la sensibilité du maître d’œuvre se fond dans le substrat culturel où il baigne pour donner son cachet véritable à l’œuvre architecturale. Après quoi, celle-ci prend son autonomie et l’architecte en devient l’esclave puisqu’il doit obéir aux différentes contraintes ». Entre autres celles relatives au site, à son orientation par rapport au soleil et aux vents, à la réglementation, au programme, au budget… D’où une certaine frustration. «Nous ne sommes ni des géomètres ni des économistes.
Tout au plus savons-nous maîtriser le variable temps». Or, celle-ci pose de plus en plus problème aux hommes de l’art. «Nous vivons sous le diktat des statistiques, du lucre et de l’urgence». Pour cet architecte qui place l’amour de son prochain au centre de toute démarche créative, les grands ensembles d’habitats qui commencent à défigurer nos villes sont dictés par cette urgence incontournable qui marque de plus en plus les commandes publiques et privées. «Il y a donc un vice de forme dans le processus de création de ces habitats à faible VIT (Valeur immobilière totale). On ne devrait pas sacrifier la qualité de la vie et le cadre de vie sur l’autel de la quantité.
Les deux doivent aller de pair». Autour de cette problématique, Komiha a développé une approche originale qu’il n’a cessé de défendre au sein des différentes ONG professionnelles et organisations ordinales. Notamment au Conseil national de l’Ordre des architectes dont il a été membre du bureau entre 1986 et 1990, le Conseil régional des architectes du Centre où il a siégé entre 1990 et 1994, l’Ecole nationale d’architecture de Rabat où il a officié de 1987 à 1992. la Fondation Majal d’art et d’architecture et l’Association Cobaty Maroc.
A ce propos, il rappelle, en riant, que lors du «Temps du Maroc» en France, les hommes de l’art marocains avaient organisé une exposition au Pavillon de l’Arsenal, à Paris, et convié leurs confrères français à une confrontation d’idées sur le logement social. «Alors que nous parlions de bâtir pour le plus grand nombre, eux en étaient à restructurer, à dédensifier, à réhumaniser et à donner une nouvelle âme à leurs fameuses cités». Sur ces approches, le temps avait déjà rendu son verdict. «J’ai eu le sentiment que nous étions en train de rater notre départ et que nous avions oublié de faire montre de générosité» ; voire d’humanité. Pour le prouver, il se réfère à l’ouvrage «La dimension cachée» de l’anthropologue Edward T. Hall et à sa théorie sur la proxémie. Explication de texte: la distance entre des personnes prises dans une interaction est variable.
En situation de surpopulation, elle diminue ce qui induit l’augmentation des comportements liés au stress et à l’agressivité. «Faire vivre des familles nombreuses dans des appartements de 50 mètres carrés et en l’absence des équipements collectifs vitaux et de la verdure ne maquera pas de conduire vers un désastre. Les Marocains parlent certes de «tombeaux de la vie» pour désigner leurs logements, mais quand même, la misère n’a jamais été synonyme de malheur ». Que faire pour que le coût social de ces habitats collectifs ne soit pas très élevé dans un avenir prévisible ? «Ne pas céder à la facilité ou reproduire les erreurs des autres pays». Plus facile à dire qu’à faire…