Culture

Parution de «Réflexions sur le cinéma marocain» de Abdelhak Najib aux Éditions Sirius : 24 images seconde pour dire le monde

© D.R

Dans la continuité de la sortie de son film Les évadés de Tindouf, l’écrivain et critique de cinéma publie un ouvrage solide sur le cinéma. Un travail de 30 ans de critique dans le domaine du septième art, que nous livre ici l’auteur avec une analyse profonde du métier de réalisateur, d’acteur et de critique.

Par Dr Imane Kendili
Psychiatre-addictologue

Face à un film, on n’est pas obligé de comprendre pour aimer. Ce qu’il faut, c’est rêver… c’est ainsi que commence l’ouvrage bien documenté que vient de publier l’écrivain, réalisateur et critique de cinéma, Abdelhak Najib. Comme un hommage à à David Lynch qui vient de disparaître et que l’auteur a interviewé à deux reprises, ce préambule sert d’entame à une analyse sérieuse du cinéma et de tous ses aspects. D’emblée, le ton est donné: «Écrire sur le cinéma requiert plusieurs règles élémentaires de base pour éviter de tomber dans les interprétations hâtives, pour ne pas recycler les mêmes poncifs puisés dans d’autres domaines de la critique, comme la littérature et les arts plastiques, comme c’est le cas chez la majorité de ceux qui affirment être des critiques de cinéma au Maroc, et dont la majorité ne fait que dans le commentaire mâtiné de quelques formules obscures pour faire profond, docte et pédant.

Écrire sur le cinéma exige d’abord une grande et profonde connaissance des différents cinémas du monde : indien, japonais, russe, chinois, américain, allemand, britannique, italien, espagnol, sud-américain, africain, arabe, turc, iranien, français…etc. Car, il est impossible de prétendre écrire sur le cinéma en ignorant les différentes représentations de cet art dans chaque région du monde, dans chaque culture, dans chaque cinématographie», précise Abdelhak Najib, qui a enjoint à la fin de son essai une palette d’interviews avec de grandes figures du cinéma mondial. Pour l’auteur, dans ce sens, il faut avoir vu des milliers de bons films, réalisés par d’excellents cinéastes, lesquels sont porteurs d’une vision, d’une éthique artistique, d’une philosophie, d’un regard sur soi et sur le monde.

Il faut avoir étudié toutes ces cinématographies, à travers les films, les auteurs, les textes analytiques des cinéastes eux-mêmes quand ils écrivent sur le métier de cinéaste comme c’est le cas de Ingmar Bergman, Satyajit Ray, Abbas Kiarostami, Martin Scorsese, Jean-Luc Godard, François Truffaut, Ettore Scola, Wim Wenders, Akira Kurosawa, Andreï Tarkovski, Yilmaz Güney et tant d’autres grandes figures du cinéma mondial qui ont aussi donné une grande profondeur à la critique de cinéma en allant au-delà du visible pour faire parler l’invisible.

Abdelhak Najib voyage à travers toutes ces cinématographies et nous en révèle à la fois les particularités et les valeurs intrinsèques pour approfondir son regard sur le métier de cinéaste comme c’est le cas pour l’acteur ou le critique qui veut rendre compte d’un film. «Le cinéma, c’est un désir très fort de marier l’image au son». C’est l’une des meilleures définitions du cinéma. On la doit à David Lynch, auteur, entre autres, de «Elephant Man», «Blue Velvet», «Lost Highway», «Wild at Heart» ou encore l’excellent «Mulholland Drive». «Cette vision du cinéma est curieusement partagée par tous ceux qui ont marqué l’histoire du septième art par une manière de voir et une façon toute particulière de faire. Satyajit Ray, Akira Kurosawa, Abbas Kiarostami, Andrei Tarkovski, Ingmar Bergman, Alfred Hitchcock, Frank Capra, David Lean, Federico Fellini, Luis Bunuel, Luigi Comencini, Luchino Visconti, Youssef Chahine, Asmae El Bakri, Abderrahmane Sissako, Souleymane Cissé, Nikita Mikhalkov, Pavel Lounguine, Wim Wenders, Bertrand Tavernier, Manoel De Oliveira ou encore l’éternel Bela Tarr.

Pour toutes ces figures, si le film réussit cette alchimie entre les images et les sonorités, incarnées en dialogues et en musique, avec tout ce qui va avec comme support de lumière, décor et espace, nous sommes forcément face à une œuvre de cinéma», souligne Abdelhak Najib. C’est exactement ce qui fait l’immense différence entre une œuvre de télévision et une œuvre de cinéma, comme le précise David Lynch : «La télévision, c’est du télé-objectif, tandis que le cinéma, c’est du grand angle». L’alchimie consiste à faire vivre ce grand angle au-delà des mots, mais avec l’image. Dans ce sens, la musique est un excellent moyen de conjuguer des idées. Tout comme la photographie, l’éclairage, l’impact de la lumière.

C’est exactement cela le grand problème du cinéma au Maroc, ajoute Abdelhak Najib. «Tout le monde prétend tout savoir.
Tout le monde affirme être capable de gagner un Oscar ou une Palme d’Or, tout le monde avance que son travail est incompris et qu’il est injustement non récompensé pour l’excellence de son travail ! En plus de trente ans de travail sur le cinéma, j’ai eu à fréquenter des dizaines de réalisateurs. Tous, sans exception, sont des génies, affirment-ils. Tous savent tout et s’ils avaient les millions de dollars de Martin Scorsese, ils feraient mieux que «Taxi Driver» et «Raging Bull». Dans le tas, un réalisateur m’a un jour dit, sans sourciller, qu’il a donné des conseils à Jim Sheridan pour l’aider à réussir son film et que le réalisateur irlandais n’en avait fait qu’à sa tête et que son film était mauvais. Pourtant l’Irlandais a signé «Au nom du père», il a raflé tous les prix.
Il a marqué le oui monde du cinéma aux Oscars, à la Berlinale, aux Bafta et ailleurs. Et le réalisateur marocain ? il continue d’accuser le monde entier de ne pas avoir compris qui il est».
Voici, exactement, la différence des états d’esprit quand on veut faire œuvre de création, explique l’auteur. «Il y a ceux qui prennent des risques, qui travaillent, qui font ce qu’ils ont à faire. Et il y a ceux qui ne font rien et se plaignent tout le temps en insultant la terre entière. Ceci, sans parler du choix des sujets et de la manière de traiter une histoire pour en faire une œuvre qui touche l’humain en nous, puisque c’est là la finalité de tout travail artistique. Avec des sujets plats, une écriture sans reliefs, avec des dialogues stupides, le tout mâtiné d’une mise en images médiocre, comment prétendre faire du cinéma ?»

«L’un de mes thèmes centraux est le monde où l’on ne peut vivre en restant soi-même, où la vie n’est possible que si l’on devient un autre», écrivait Nagisa Oshima, qui a payé un lourd tribut à la censure, à l’administration et ses lourdeurs et à l’acharnement du gouvernement japonais contre lui. Autrement dit, il faut puiser dans le cœur ce que l’on veut montrer en images. Et ce qui est extrait du cœur doit être un sentiment et une sensation à la fois profonde et vivace comme la souffrance que l’on ne sait jamais exprimée dans les films au Maroc, alors que «La souffrance ne se comprend pas, elle se ressent. Elle est affaire de sensation, non d’intellect, de cœur, non d’esprit», comme le souligne Abbas Kiarostami. Et ce qui vaut pour la douleur vaut pour le bonheur, la joie, le plaisir, l’extase, le rire, l’éclat, en somme tout ce dont manque cruellement le cinéma au Maroc, qui donne à voir des sensations tronquées, des sentiments faux et des situations humaines folkloriques, remplies de clichés et de lieux communs. Ce cinéma tel qu’il est abordé au Maroc par un grand nombre de réalisateurs, de producteurs, d’acteurs, d’actrices et de scénaristes doit avoir beaucoup de recul pour se poser les bonnes questions, avec d’abord celle-ci, pourquoi faire un film ? Qu’est-ce que je veux dire dans ce film? Autrement, pas la peine.

Abdelhak Najib va à l’essentiel et précisée que «ce sont ces vérités que la critique doit aller chercher au prix d’une longue spéléologie dans les séquences filmiques des uns et des autres pour y trouver quelque début de sens, à cette condition : ne jamais faire dire à un cinéaste ce qu’il n’a pas filmé ni à une scène ce qu’elle ne suggère pas en allant projeter des concepts tout faits et des jugements à l’emporte-pièce. C’est faire affront au cinéma et aux cinéastes que de prétendre savoir mieux qu’eux ce qu’ils ont mis dans leurs images comme propos, comme émotion, comme sentiments, comme non-dit, comme silence».

Quiconque a eu le privilège de réaliser un film est conscient que c’est comme vouloir écrire Guerre et Paix dans l’auto-tamponneuse d’un parc d’attractions, mais lorsqu’enfin la tâche est bien accomplie, peu de choses dans la vie peuvent se comparer à ce que l’on ressent alors», écrivait Stanley Kubrick, auteur du sublime «Barry Lyndon», pour montrer à quel point faire du cinéma est un métier à part, qui puise dans d’autres arts et métiers, mais qui a des spécificités propres. Ce qui confirme les propos d’Akira Kurosawa disant que «le cinéma ressemble tellement aux autres arts; s’il y a des caractéristiques éminemment littéraires, il y a aussi des caractéristiques théâtrales, un aspect philosophique, des attributs empruntés à la peinture, à la sculpture, à la musique». C’est en maîtrisant tous ces éléments, et bien d’autres encore, que le cinéaste peut aller au fond de lui-même pour nous proposer une vision du monde. Tout comme le critique, qui doit faire le même cheminement pour rendre compte de cette vision sans vouloir l’assujettir à ses propres préjugés et fantasmes.

Réflexions sur le cinéma marocain. Abdelhak Najib. 340 pages. Éditions Sirius. Mai 2025.

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