«Vous allez me prendre en photo ? Dans ce cas, n’oubliez pas de m’en ramener une. Tous les touristes font ça !», s’exclame Haj Taïb. Pour ce maâllem artisan très connu dans la rue des consuls à Rabat, tous ceux qui s’arrêtent devant sa petite boutique ne peuvent être que des touristes. Haj Taïb en a pris l’habitude depuis bien longtemps, si longtemps qu’il n’arrive plus à se souvenir d’une date précise. Retrouver des dates, ce n’est vraiment pas l’exercice que préfère ce vieil artisan. Djellaba et turban autour de la tête, Haj Taïb, visage caché derrière de grosses lunettes, est assis sur un tabouret à l’angle droit de sa boutique. Deux grandes selles garnies de broderies en fils d’or sont exposées à l’entrée.
A gauche, un espace étroit, se trouve un atelier où toutes les fournitures de Haj Taïb sont placées pêle-mêle. On aurait plutôt assimilé cet atelier à un débarras et il semble que c’est bien le cas. Haj Taïb n’aime pas en parler. Car, s’il est aussi silencieux, ce n’est pas pour rien. C’est sa façon de dissimuler sa colère, de ne pas dire tout simplement que son métier traverse une crise qui pourrait durer et peut-être aboutir à l’extinction de sa profession artisanale.
Le maâllem sellier attend, passe ses journées à regarder les passants, les mains croisées. «Les selles n’ont plus de clients. Maintenant, c’est la voiture qui marche, pas le cheval !», lâche-t-il amèrement, avant de replonger, encore une fois, dans son univers silencieux. Pour l’en sortir, il faudra le «réveiller» à plusieurs reprises en lui reposant la même question. «Vous savez, moi, mon travail c’est l’habillage des squelettes de selles en bois que je reçois des fabricants, en général à Fès. Je les couvre et je fabrique tout l’équipement qui va avec. Ensuite, j’envoie les selles à des femmes qui se chargent de la broderie traditionnelle comme vous le voyez», daigne-t-il enfin à expliquer. Haj Taïb fabrique donc l’ensemble des accessoires accompagnant la selle : étriers, étrivières, sangles de différentes formes (bavettes, anatomiques, courtes). C’est, en fait, tout l’équipement nécessaire à l’équitation que fabrique ce maâllem.
Un équipement dans lequel se trouvent aussi les oeillères, les rênes et le collier. Des formes aussi variées que différentes suspendues au-dessus des selles majestueuses qui attendent toujours un acheteur. «Je garde cette selle de mule depuis des années. Je l’avais préparé pour le moussem du Gharb qui a été, malheureusement annulé, je ne sais pour quelle raison. On perd 2500 DH pour fabriquer et pour vendre à 1500 DH s’il le faut !», regrette Haj Taïb.
Si ce métier existe, c’est bien pour servir les cavaliers. «Où sont-il ? A part les moussems, il n’y a pas de demande», affirme le sellier. Les moussems représentent les saisons les plus fructueuses pour ce type d’artisanat inclus dans la catégorie de la maroquinerie. Mais, ce sont des occasions ponctuelles qui n’étanchent pas la soif de ces artisans pour les clients. «Il faut attendre la fin de la récolte pour espérer avoir des demandes, puisque c’est à ce moment-là de l’année que commence l’organisation des moussems», confie Haj Taïb.
Aléas du métier, celui de la sellerie semble en avoir de plus en plus au fil du temps.
Haj Taïb aurait bien voulu que les conducteurs de voitures se transforment en cavaliers pour que la roue de la chance reprenne. Mais il sait que son rêve «écolo» restera fiction. «C’est le maâllem Driss qui m’a tout appris lorsque j’étais jeune, bien avant le protectorat. J’ai exercé mon activité, au départ, à la souika (Rabat), avant de m’installer à la rue des consuls avec l’ensemble des artisans», raconte ce maâllem dépoussiérant ses vieux souvenirs. Ces derniers lui font l’effet d’un calmant, puisqu’il retrouve, enfin, le sourire.
Tant d’années passées dans ce monde artisanal lui ont donné tant de passion, mais aussi de patience. «Il faut dire que tout le monde admire ce que fait Haj Taïb. Personne ne passe devant sa boutique sans s’y arrêter pour contempler ces superbes selles traditionnelles de chevaux qu’on voit dans les fantasias. Seulement voilà 1% de ces admirateurs achètent pas pour monter à cheval, mais pour décorer sa maison», déclare Jouhari, un artisan venu rendre visite au vieux maâllem, ce matin.
Il arrive de temps en temps qu’un touriste ait le coup de foudre pour l’une des selles exposées dans la boutique de Haj Taïb et s’en achète une. Objet exotique sans plus ! Mais qu’à cela ne tienne, du moment que les cavaliers ne se sont pas nombreux et que ce métier doit bouger. «C’est une profession temporaire et très exigeante, côté fabrication. Une seule selle demande énormément de temps pour sa réalisation (une trentaine de pièces) et sa broderie. Et il est essentiel que cette dernière soit effectuée par une seule personne.
Ainsi, une seule selle peut prendre une année entière de travail. Du coup, on est obligé de produire par socle sans attendre de commande», explique Amine Chraïbi, artisan de père en fils à Casablanca. Pour ce jeune, le métier est avant tout un héritage, dont il prend soin par envie de le préserver et de le perdurer. «Mon grand-père et mon père le faisaient et moi j’ai pris le relais pour poursuivre leur chemin», tient-il à préciser, avant d’ajouter que le secteur a grand besoin d’une valorisation. C’est à cela que tient, selon M. Chaïbi, la renaissance de la fabrication des selles au Maroc. Et il n’y a pas que lui à mettre l’accent sur l’urgence de la réhabilitation. A Fès, cœur battant de la sellerie, les coopératives tirent la sonnette d’alarme. «Nous avons demandé à plusieurs reprises aux responsables d’apporter un soutien à la fabrication des selles de chevaux, surtout. Mais, il n’y a pas eu d’actions de promotion jusqu’à ce jour. Notre ville ne compte plus que trois artisans selliers.
Ce métier est au bord de l’extinction», déclare Mohamed El Fatni, président de la coopérative artisanale des patrons maroquiniers de Fès-médina.
Dans cette coopérative, on fabrique les pièces en cuir des selles de toutes catégories. Celle des chevaux est en chute libre, alors que celle destinée aux chameaux commence à mieux bouger : «Ce sont les besoins touristiques qui s’imposent. Les étrangers se baladent sur les chameaux et demandent, donc, des selles en bois adaptées», indique Hassan Sader, l’adjoint de M. El Fatni. Les chameaux, semble-t-il, ont plus de charme que les chevaux. Les excursions dans le désert, qu’apprécient particulièrement les touristes, en donnent une explication logique. «Pour les selles de chevaux, il faut toujours attendre une occasion particulière : un festival, une fantasia ou un moussem. Cela ne rend pas service à leur fabricant», regrette M. Sader.
Trop coûteux, trop exigeant et peu lucratif. Exercer un métier comme celui-là nécessite tout simplement que l’on soit passionné jusqu’au bout.
La vision 2015 de l’artisanat veut améliorer les conditions des artisans et leur offrir des mesures d’accompagnement leur permettant de pérenniser leurs revenus. Elle prévoit, également, de multiplier les exportations par 10 en dix ans pour passer de 1,7 milliard de dirhams à 7 milliards de dirhams. Les fabricants de selles de chevaux auront, peut-être, un peu plus de chance dans les années à venir.














