Culture

Pourquoi il faut (re)lire Martin Heidegger: Radioscopie de la pensée humaine

© D.R

L’œuvre complète du grand philosophe allemand vient d’être publiée en Allemagne avec pas moins de 600 pages de notes inédites. L’occasion de revenir sur la place qu’occupe Martin Heidegger dans la pensée humaine.

«Nous pouvons continuer de nous en tenir à ce que nous trouvons naturel, c’est-à-dire à ce qui nous dispense de penser plus loin», avait écrit Martin Heidegger dans «Qu’est-ce qu’une chose » en 1962. À plus d’un égard, toute la pensée du philosophe allemand trouve dans cette phrase un profond écho tant le penseur a essayé dans tous les travaux qu’il a mis en place, d’aller au-delà de tout ce qui pourrait tenir lieu d’évidence, de clarté et de «allant de soi». Rien, absolument rien, n’est pour lui admis ou acquis. Tout est à repenser de fond en comble dans une lecture toujours à réinventer pour la pensée humaine.

C’est dans ce sens que le philosophe avait dit que «La métaphysique est de fond en comble platonique». Dans ce sens où l’on peut y induire cette double vision de ce qui est apparent et de ce qui ne l’est pas, du visible et de l’invisible, de ce monde et de celui qui se cache derrière, en double fond. Il est évident que pour un esprit comme Martin Heidegger, cette métaphysique platonicienne ne peut en aucune façon rendre compte des réalités ontologiques de l’Homme. Loin s’en faut. Cette optique lui ôte toute visibilité et le drape d’un double voile, celui des apparences et celui de la chose en soi.

Alors que rien n’est en soi. Tout passe par le prisme de l’Homme et de ses observations, ses émotions, ses sentiments, ses états d’âme, ses non-dits, ses doutes et ses incertitudes. C’est en cela que la philosophie de Martin Heidegger marque un tournant important au XXème siècle, juste après le départ de Friedrich Nietzsche auquel Martin Heidegger a consacré de nombreux volumes. «Toute orientation vers l’»objectivisme» ou le «réalisme» demeure du «subjectivisme» ; la question de l’être prend place ailleurs que dans la relation sujet-objet», souligne l’auteur de «être et Temps ».

Une philosophie de la rupture
Pour saisir toute l’étendue de la pensée de ce penseur hors pair, il faut se pencher sur son œuvre dans son intégralité tant ce travail est colossal et complexe. Martin Heidegger, le philosophe allemand (1889-1976), a laissé derrière lui une œuvre philosophique des plus profondes et prolifiques. Lectures de Friedrich Nietzsche, analyses des Présocratiques, plongées dans Hölderlin, mais aussi « Sein Und Zeit » (Etre et temps), une œuvre majeure qui sera suivie d’ailleurs par «Apports à la Philosophie. De l’avenance». Entamé en 1939, il prend deux ans pour être achevé. Mais Heidegger, le range pour être publié plus tard».

Finalement, ces textes n’ont jamais été publiés du vivant du philosophe. D’ailleurs, le volume n’a paru qu’en 1989, pour le centenaire du Martin Heidegger. C’est dire tout le mystère qui entourait un des textes fondateurs de la pensée du penseur allemand. Pour un œil averti, «Apports à la philosophie» s’inscrit dans la continuité d’Être et Temps». C’est l’angle de pensée qui y est ici différent.

D’ailleurs, l’approche de Heidegger est tellement subtile, qu’au premier abord, on ne note aucune relation entre les deux œuvres majeures. Mais ce n’est qu’une impression, vite dissipée, quand on pénètre au fond des analyses. D’ailleurs, on y trouve les mêmes échos qui traverse toute l’œuvre, surtout par rapport à des thèmes récurrents dans la pensée du philosophe, telle que l’angoisse de l’être et de la pensée : « Il est « illuminé » veut dire qu’en lui-même, en tant qu’être au monde, il est éclairé, non par un autre étant mais en ce qu’il est lui-même la clairière.

Ce n’est qu’à un étant ainsi éclairé existentiellement que l’étant là-devant devient tantôt accessible sous la lumière, tantôt caché dans l’obscurité», précise le philosophe. Ce passage de l’obscurité à la lumière passe immanquablement par un éclair existentiel émanant essentiellement de la présence au monde de l’Homme, qui ne peut être que par rapport à ce que fait son univers, celui-ci étant une continuité de lui-même et une émanation de ses profondeurs, tout comme l’Homme, lui-même, n’est qu’une partie de ce Tout qui définit notre existence en tant qu’individu face au Temps et à l’espace. Ne dit-il pas que «C’est seulement quand nous sommes à même d’habiter que nous pouvons bâtir».

Origines de la pensée
Dans cette optique, si «Être et Temps» est un bloc décliné en traité solide sans compartimentations, «Apports à la philosophie» obéit à une structure tout autre. Nous sommes devant huit parties. Celles-ci sont composées de six fugues, qui sont précédées par une sorte d’introduction qui annonce le tout. Le tout est finalisé par une espèce de récapitulatif qui revient sur tout ce qui a été détaillé dans les différentes parties. Sans revenir sur ce qui fait l’essence même de la philosophie heideggérienne telle qu’expliquée dans «Être et Temps», ici il est question d’un nouveau commencement.

On remonte aux sources de la pensée humaine avec Martin Heidegger, qui répète souvent ceci : «La plus haute clarté a toujours été pour moi la plus parfaite beauté ». Comme cela a été le cas avec Friedrich Nietzsche qui a remis au goût de la pensée moderne Socrate et les Présocratiques, Eschyle, Sophocle, Parménide, Thalès, Héraclite et tant d’autres. Plus qu’une généalogie de la philosophie humaine à travers ses nombreuses ramifications, ces Apports sont un complément moderne, un regard profond sur ce qui sous-tend la pensée depuis la naissance avec des projections loin dans le temps.

Ce qui nous amène à cette continuité de la pensée du philosophe depuis «Être et Temps» jusqu’aux derniers fragments et écrits poétiques, qui versent tous dans la même pensée, celle de jusqu’où peut-on penser loin face à toutes ces imbrications de la condition de l’Homme face à deux interrogations majeures : être là et ne plus être là. «Pourquoi donc y a-t-il l’étant et non pas plutôt rien? Telle est la question. Et il y a lieu de croire que ce n’est pas une question arbitraire. Pourquoi donc y a-t-il l’étant et non pas plutôt rien ? Telle est manifestement la première de toutes les questions.

La première, elle ne l’est pas, bien entendu, dans l’ordre de la suite temporelle des questions. Au cours de leur développement historique à travers le temps, les individus, aussi bien que les peuples, posent beaucoup de questions. Ils recherchent, ils remuent, ils examinent quantité de choses, avant de se heurter à la question : Pourquoi donc y a-t-il l’étant et non pas plutôt rien ? Il arrive à beaucoup de ne jamais se heurter à cette question, s’il est vrai qu’il s’agit, non pas seulement d’entendre et de lire cette phrase interrogative comme simplement énoncée, mais de demander la question, c’est à dire de faire surgir son horizon, de la poser, de se forcer à pénétrer dans l’horizon de ce questionnement», ajoute Martin Heidegger dans «Introduction à la métaphysique».

Entre doute et illumination
Avons-nous la capacité d’excéder ce questionnement ? Pouvons-nous sans nous embrouiller les idées continuer à creuser dans le rien pour trouver l’étant ? Souvent chez le philosophe, la voie du savoir commence par les questions. Il faut les poser, il faut tenter d’y répondre, il faut les repenser encore avant de leur trouver des négations et des oppositions pour en sortir l’essence. Celle-ci ne peut résider que dans cette fine frontière entre le doute et l’illumination.

«Dans l’obscure intimité du creux de la chaussure est inscrite la fatigue des pas du labeur. Dans la rude et solide pesanteur du soulier est affermie la lente et opiniâtre foulée à travers champs, le long des sillons toujours semblables, s’étendant au loin sous la bise. Le cuir est marqué par la terre grasse et humide. Par-dessous les semelles s’étend la solitude du chemin de campagne qui se perd dans le soir.

A travers ces chaussures passe l’appel silencieux de la terre, son don tacite du grain mûrissant, son secret refus d’elle-même dans l’aride jachère du champ hivernal. À travers ce produit repasse la muette inquiétude pour la sûreté du pain, la joie silencieuse de survivre à nouveau au besoin, l’angoisse de la naissance imminente, le frémissement sous la mort qui menace », écrit Martin Heidegger dans « Les souliers de Van Gogh », les Chemins qui ne mènent nulle part.

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