Culture

Profils de soufis d’aujourd’hui

Il est 21 h. Dans l’ancienne médina de Casablanca, encadrée d’un arc en stuc finement ciselé, la porte d’une zaouïa boudchichiya est ouverte aux passants. À l’intérieur, une vingtaine d’hommes sont là depuis près de deux heures. Ils sont venus, comme de tradition, invoquer Dieu au cours d’un rituel méthodiquement codifié : celui des veillées de Ramadan. Certains sont assis face au mur, d’autres y sont adossés. Tous égrènent un chapelet.
Dans le silence relatif qui baigne la salle principale de la zaouïa, le temps de se vider la tête du brouhaha de la rue, on distingue petit à petit le bruissement caractéristique des invocations murmurées, mêlé au cliquetis des chapelets. Jusqu’à ce que l’un des hommes en prière laisse échapper un soupir sonore, suivi d’un « Allah » retentissant. On réalise soudain à quel point l’évocation de Dieu peut être bienfaisante, aux croyants en général et aux soufis en particulier. C’est d’ailleurs là l’une des vertus du Dikr, qui signifie littéralement remémoration et qui constitue la pratique fondatrice du soufisme ; concrètement, le Dikr se traduit par la récitation de versets coraniques, alternée d’évocations des attributs divins et de diverses formules rituelles.
Assis parmi ces hommes, vous désirez comprendre ce qui les unit, ce qui les transporte, ce qui les réjouit. Comprendre pourquoi ce quadragénaire en chemisette et pantalon, le dos courbé, le visage baissé, est secoué tout à coup de sanglots silencieux ; et pourquoi les grains du chapelet de cet autre invocateur défilent subitement à une cadence accélérée. Il y a de fortes chances alors pour que l’un de ces hommes s’extraie de sa transe, vous adresse un regard de bienvenue et, devinant à votre attitude que tout cela est nouveau pour vous, vous prie de le suivre à l’extérieur de la salle pour faire connaissance et discuter.
Il est vêtu d’une élégante gandoura brodée, il se prénomme Hamid, il a 49 ans, il est conseiller juridique spécialisé dans le droit des assurances. Mais ce soir, il n’est que «faqir» parmi les «fouqara», c’est-à-dire pauvre parmi les pauvres, ne songeant même pas à revendiquer sa quinzaine d’années de pratique dans la voie, se prétendant à peine en mesure de vous initier à ce qu’est le soufisme. Très vite, vous réalisez que l’humilité de Hamid est sincère, tout comme la joie qu’il éprouve à vous accueillir sur un pied d’égalité, vous le novice et lui, le praticien chevronné.
C’est que, dit-il, la voie soufie repose avant tout sur la pratique du dikr et que de ce point de vue-là, tous les invocateurs sont égaux. Hamid insiste surtout sur le fait que les Soufis, et encore se garde-t-il de revendiquer ce titre, ne prétendent à rien d’autre qu’à la paix des cœurs par la grâce de l’en-remise à Dieu. La pratique du soufisme, poursuit Hamid, permet ainsi aux âmes tourmentées de se libérer de ce qui les empêche d’accéder à la sérénité.  On se sent le bienvenu, en effet. Au point d’envier l’état de ces hommes capables de se retrancher ainsi, le temps d’une soirée, du bruit et de la fureur du monde. Ce à quoi Hamid vous répond qu’il ne tient qu’à vous de revenir aussi souvent que vous en éprouverez le besoin ; que les portes de la zaouïa sont ouvertes à tout musulman désireux de se rapprocher de Dieu ; et surtout que les soufis ne font pas de prosélytisme. Rien à voir, conclut-il, avec certaines dérives extrémistes…
Pendant ce temps, dans un quartier résidentiel de Casablanca, un groupe d’hommes et de femmes, séparés en deux salons distincts mais réunis sous un même toit, communient dans l’harmonie d’un chant soufi. Parmi eux, Souad et Fattouma, militantes associatives chevronnées, qui ont depuis longtemps trouvé dans cette voie l’accomplissement spirituel qu’elles recherchaient. Et qui en témoignent volontiers : « Le soufisme, qui consiste essentiellement à glorifier Dieu dans son unicité, permet à certains états de s’éveiller en soi : l’amour, le pardon mais aussi le sens du devoir. La religion n’est-elle pas cette dette que nous avons à l’égard de notre créateur, ce crédit de bienfaits qui nous a été accordé et qu’il nous incombe de rendre autour de nous ? L’Islam, le fait de s’en remettre à Dieu, se traduit tout d’abord par une profession de foi, «imane», et par des actions concrêtes, «ihsane», à travers lesquelles le croyant doit s’efforcer de faire converger la beauté et l’utilité…»
En chœur et dans un ensemble parfait, Souad et Fattouma ainsi un modèle spirituel extrêmement séduisant, présentant le soufisme comme l’art d’apprécier à sa juste valeur la beauté du monde créé par Dieu, sachant, soulignent-elles, que « lorsque l’on apprend à respecter en soi le souffle de Dieu, on ne peut que le respecter en l’autre».
Soufisme libérateur contre intégrisme oppresseur ? Pour Souad et Fattouma, c’est sans doute ainsi qu’il convient aujourd’hui de poser la question. En rappelant que les activistes de l’Islam politique ont plus que jamais besoin d’être rappelés à l’ordre de la logique soufie qui ne conçoit pas de pouvoir sans conscience d’un devoir.
Dans cette approche résolument citoyenne, le corps des valeurs soufies apparaît de toute évidence comme une source vive à laquelle les croyants de bonne volonté sont invités à puiser les ressources d’un nouveau contrat social. Elle est basée sur le « hamd », cet acte de foi qui consiste, selon Souad et Fattouma, à « faire l’inventaire de ce que Dieu nous a donné ». Le «hamd » prémunit  le croyant adepte d’un «bel agir» bien inspiré, du risque de tomber dans le «koufr», cette impiété qui naît de la colère de ceux qui ne savent pas remercier Dieu de ses bienfaits. Car, expliquent ces adeptes d’un soufisme pour le moins citoyen, la perversion s’installe fatalement lorsque «la colère devient soluble dans l’action politique et que la frustration s’efface dans le sentiment de supériorité. La démarche de l’intégriste est alors celle d’une pure volonté de puissance : elle se concrétise dans la revendication politique du pouvoir et se pervertit dans l’action violente et la terreur. Tandis que pour le soufi, la frustration sociale, au-delà de ses déterminants objectifs, est due avant tout à un éloignement de Dieu et aux soubresauts de l’ego.»
Loin de l’image conventionnelle et quelque peu caricaturale de l’ascète retranché du monde, les soufis d’aujourd’hui vivent dans leur temps, et démentent par l’exemple les thèses de ceux qui les accusent de refuser de s’impliquer.
Au contraire, confirme en substance le sociologue Majid D’khissy, qui a consacré une étude approfondie à la question : «Les maîtres soufis ont une longue tradition de réparation (islah) du social plutôt que de révolution sociale. Ils travaillent l’individu en lui donnant une assise identitaire stable et profonde : l’amour de Dieu et son corollaire, l’amour de ses créatures.  Sachant que le Dikr, précise-t-il, est la pratique permettant au croyant de s’imprégner des qualités divines afin de leur donner une dimension humaine et de les réaliser sur terre. Et alors que l’islamiste voit la société en surplomb et cherche à la transformer de manière autoritaire et violente pour la rendre fidèle au schéma idéal qu’il a tracé, le soufi aborde la société de l’intérieur et considère l’individu comme le noyau du corps social. Transformer l’individu, le rendre meilleur par l’incitation à l’effort sur soi, c’est transformer la société dans son ensemble. La tâche des soufis est donc éminemment civilisatrice. Elle se fonde sur le respect d’autrui, sur l’estime de soi, l’humilité et la sincérité.»
Il faut prendre acte enfin de l’enthousiasme du professeur Abderrahmane Belaguide, Moqaddem de la Voie Boudchichiya à Casablanca, lorsque ce dernier salue le génie politique de feu SM Hassan II : «Les dispositions de l’article 19 de la Constitution finiront par être appréciées à leur juste valeur par tous ceux qui les dénoncent encore aujourd’hui. Cela dans la mesure où elles traduisent à la perfection, selon moi, la spécificité de la société marocaine et la pertinence de son modèle d’organisation politique dans la sphère de l’Islam.» Hors du monde, les soufis ? De toute évidence, non.
«Au fond, conclut le professeur Belaguide, qu’est-ce qu’un soufi? C’est quelqu’un qui, lorsqu’il sort de chez lui, ressemble à une abeille qui va butiner toutes les fleurs sans exception, parce que tous les sucs servent à produire le miel. C’est surtout quelqu’un qui considère que tout le monde est beau, sauf lui… Et qu’il doit, par voie de conséquence, travailler à faire éclore la beauté en lui-même.»

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