Elle est née d’une simple rencontre d’une poignée de poètes qui avaient en commun l’amour de l’art et des belles lettres. Mais elle n’allait pas tarder à se transformer en un véritable manifeste pour le bon goût, le changement et contre la soumission et l’uniformisme, payant de sa propre existence le prix de ses convictions et de ses idées. Elle, c’est la revue Souffles. D’une tribune témoignant d’un renouveau poétique et culturel, la revue trimestrielle s’est vite, un peu trop, transformée en plate-forme vers laquelle convergeaient les sensibilités artistiques les plus prononcées et énergies créatrices les plus fortes d’un Maroc en ébullition à l’époque. Peintres, tels que Mohamed Chabâa, Mohamed Melehi et Farid Belkahia, cinéastes, hommes de théâtre comme Tayeb Saddiki, chercheurs, penseurs, personne ni rien n’est étranger à ce que l’on a assimilé à l’époque à la dynamite. Tout a commencé en l’année 1966, à Rabat. A la tête du projet, un certain Abdellatif Laâbi, celui dont les créations nous enchantent jusqu’à aujourd’hui et pour encore très longtemps. A travers une petite équipe de jeunes créateurs, le ton est d’emblée donné. Le mot d’ordre n’est autre que l’insoumission aux idées préconçues et à toutes les formes d’autocensure. «Ce mince opuscule contient de la dynamite. Les hommes qui nous parlent ont déjà laissé derrière eux le temps des gammes et des vocalises. Ils ont moins de 30 ans, mais à travers une expérience mouvementée, douloureuse du monde, ils témoignent d’une lucidité, et d’une présence rares », écrivait le journal français Politique-Hebdo, l’année même de la sortie de la revue. En peu de temps, Souffles deviendra la référence pour tous ceux et celles que la culture du Maghreb intéresse, de près comme de loin. La revue devient rapidement un carrefour de création et de réflexion pour les nouvelles générations marocaines.
Un véritable mouvement littéraire et culturel est né, avec ses manifestes, ses actions, ses débats, ses critiques, puis ses orientations résolument idéologiques et virant 100% à gauche. A l’origine du renouvellement littéraire et culturel au Maroc, Souffles l’aura été également au Maghreb. Les nouvelles générations algérienne et tunisienne ont choisi de s’y exprimer. Au fur et à mesure que la revue gagnait en estime, elle s’est également ouverte aux cultures des autres pays de ce qu’on appelait le Tiers Monde : monde arabe, Afrique, Antilles, le combat des Noirs américains… Les animateurs de la revue avaient compris très tôt la nécessité et l’importance du dialogue des cultures. Résultat : Souffles a été lue à travers tous les pays du Sud. « Né ailleurs que dans un pays du Tiers Monde, un tel mouvement aurait peut-être été comparé à celui des Futuristes russes ou des Surréalistes français », témoignait Notre Librairie, en 1986, bien après que la revue ait cessé d’exister. Et pour cause, les poètes de Souffles sont doublement hérétiques : « ils utilisent la langue française, et ils la sculptent à la dynamite ».
L’objectif de la revue était de s’affranchir du pouvoir et de la littérature, d’où l’élan euphorique qui caractérise sa revendication. Plusieurs poètes ont gravité autour de ce groupe, « dont le bouillonnement volcanique perpétue jusqu’à ce jour une littérature terroriste brisant la logique à tous les niveaux », peut-on lire dans le Dictionnaire des littératures de langue française (Bordas, 1984). Organe de la nouvelle génération poétique et littéraire au départ, Souffles restera jusqu’en 1969, une publication culturelle avant-gardiste. Elle devient bilingue (la partie arabophone s’appelait Anfass), puis bascule dans l’idéologie et la lutte politique pour devenir un véritable manifeste politique et culturel. En 1972, les arrestations épargnent très peu d’activistes marxistes léninistes. Laâbi sera incarcéré, ainsi que plusieurs collaborateurs de la revue, pour atteinte à la sûreté de l’État. Les autres, recherchés pour la plupart, seront condamnés à l’exil ou à la clandestinité. Fin d’une aventure.
Aujourd’hui, trente-trois ans après son interdiction, Souffles fait toujours parler d’elle. Des numéros sont, presque dans leurs intégralités reproduits et réédités en ligne. Introuvable, avec trop peu de bibliothèques qui peuvent proposer les numéros en papier aux lecteurs ou aux chercheurs, Souffles gagnerait à être rééditée. Un projet déjà mis en marche, nous apprend-on. Tant mieux. Un nouveau souffle est déjà dans l’air, profitons-en.