C’est une démarche unique dans le monde de la photographie. Une démarche à contre-courant de la tendance actuelle. Un artiste a sillonné le Maroc à la recherche des traces des Juifs. Là où il en voit, il les photographie. Un long travail, une véritable entreprise digne des personnes qui ont une passion, une seule, dans leur vie, et qui s’y dévouent sans voir les années passer. Il a fallu 10 ans à l’artiste pour réaliser ses photos. Et l’oeuvre est encore inaccomplie. Dudley R. Cowles, un Canadien, ne les fixe pas avec n’importe quel appareil-photo. Il a réalisé ses photographies à l’aide d’un médium dont les derniers spécimens ont été rachetés par l’artiste. Il utilise le papier de tirage au chlorure de gélatine qui n’est plus fabriqué depuis 1995. Il a été remplacé par des négatifs de petites tailles, plus maniables. Cowles a racheté tout le stock. Il est aujourd’hui l’un des derniers photographes dans le monde – peut-être le seul – à user d’un procédé non seulement obsolète, mais qui ne se fabrique plus. C’est une rencontre surprenante entre un médium en voie de disparition, et un patrimoine très largement vidé de ceux qui lui donnaient vie. Le résultat final donne l’impression d’une oeuvre qui nous vient du XIXe siècle.
Des photos qui sentent le vieux. Un vieux rehaussé par la couleur sépia. Cowles a photographié des synagogues, des mellahs, des maisons dans les mellahs, des cimetières juifs et des paysages de lieux habités jadis par les Juifs. Au premier abord, ses photos heurtent l’oeil. On se demande légitimement si l’artiste n’a pas usé de ce procédé pour augmenter, d’une manière romantique, l’aura ou la spiritualité de ses clichés. Mais en regardant attentivement les oeuvres, on comprend que la technique choisie par le photographe permet d’avoir des effets d’une grande plasticité. Tout d’abord les détails. Ils sont tous très bien rendus, indécemment reproduits. La moindre égratignure dans un mur est visible. Et puis la lumière.
Une lumière rasante, celle des climats chauds, et que le photographe traque ou attend jusqu’à ce qu’elle soit la plus intense, pour obtenir non pas des contrastes, mais un clair-obscur à la manière du peintre espagnol Murillo. Cette lumière intense ressortit encore plus les détails qui en deviennent insupportables à force d’intensité. L’angle de vue de Cowles est également surprenant. Ses plans verticaux sont curieusement aplatis. On se rend particulièrement compte de cette façon de faire dans une magnifique photo du cimetière Ilghil N’gho près de Taliouine. Ce cimetière est laissé à l’abandon. Au premier plan, une épitaphe avec des inscriptions en hébreu. Elle sort littéralement de la photo, heurte l’oeil, parce qu’elle a beau être prise dans un paysage, le photographe l’a fixée en plongée. Ce qui enlève tout effet de profondeur. Dans sa quête effrénée du détail, Cowles néglige la perspective. Et cette négligence apparente nombre de ses photographies aux tableaux de Giotto. Au demeurant, le travail du photographe participe à la fois de la documentation et de l’esthétique. Documentation, parce qu’il témoigne d’un patrimoine vidé, hélas !, de sa substance. Il manque aux lieux photographiés par l’artiste les personnes qui leur ont donné vie.
D’ailleurs, il existe une absence de la figure humaine dans les oeuvres de l’artiste. On voit des personnes sur quatre photos seulement. Dans trois d’entre elles, prises dans les mellahs d’Essaouira et de Fès, on n’arrive pas à leur donner un visage. Dans la quatrième représentant une ruelle du mellah de Marrakech, on distingue en revanche le visage d’un homme. Il porte une longue barbe blanche. On dirait un rabbin !