Étrange destin que celui de Zoubeida Idrissi. Tout la promettait à une grande carrière dans le chant classique. Elle n’a épargné aucun effort pour briller dans le firmament des grands. Elle voulait devenir cantatrice dans de prestigieux opéras occidentaux, mais les circonstances en ont voulu autrement. Certes, l’intéressée est toujours chanteuse, mais dans un autre genre. C’est dans la chanson arabe qu’elle s’impose aujourd’hui comme l’une des voix les plus rares et surtout les plus distinguées.
L’histoire de l’intéressée avec le chant a commencé dès son plus jeune âge. Lors d’une séance de chant dans une école à Agadir, le directeur de l’établissement l’écoute et s’écrie à brûle-pourpoint : «ça sera la soliste !» C’était la première fois qu’on remarquait sa voix. Mais cela aurait pu rester sans suite n’était l’obstination de Zoubeida Idrissi. Elle décide après son mariage de suivre une formation dans un conservatoire par souci d’apprendre le chant dans les règles de l’art. «Un don n’est rien s’il n’est pas valorisé par la technique», dit-elle. Elle entre en 1981 au Conservatoire de Rabat et en sort Premier prix en 1986. La voie semblait assez bien huilée pour se préparer à jouer dans la cour des grands. Elle part à cet effet à Nice pour compléter sa formation musicale. Elle ne choisit pas n’importe quel prof, mais l’un des plus réputés, Vera Roza. Celle-ci a formé l’une des plus célèbres cantatrices de notre temps : Kiri Te Kanawa. Zoubeida Idrissi qui pensait impressionner son prof par sa technique et sa voix va vite revenir de ses illusions. Cette dernière s’écrie après les premières notes chantées par l’élève : «Mon Dieu, vous chantez tout de travers. C’est une catastrophe !
Votre ancienne prof est une criminelle !» Cela n’empêche pas l’intransigeante Rosa Vera de retenir la Marocaine dans les masterclass de l’Académie de Nice. Sa voix est si rare qu’elle incline à l’indulgence. Il fallait toutefois apprendre de nouveau la technique vocale. De très laborieux exercices commencent alors. Ils vont durer 5 ans. L’intéressée se souvient encore des rudes épreuves qu’elle a eu à surmonter pour ne pas tout laisser tomber. Elle a tenu bon ! Et sa soif d’apprendre va la propulser à l’opéra de Paris pour suivre des cours auprès de Caroline Dumas. C’est de cette période que les contours d’une voix de mezzo-soprano vont se dessiner. Elle interprète des lieder de Brahms, Schubert Schumann, Mahler et des airs d’opéras de Haendel, Mozart, Verdi, Bizet et Saint-Saëns. Le souci de perfection qui a marqué son parcours l’a poussée à suivre des cours avec la très célèbre cantatrice, Elizabeth Schwarzkopf. Celle-ci va lui conseiller de mieux travailler les langues étrangères afin d’en pénétrer les subtilités. Le chant de Zoubeida Idrissi présente la particularité de mêler des fibres rauques à une voix d’une extrême pureté. Cela lui a valu la comparaison élogieuse avec Cathleen Ferrier, la célèbre mezzo-soprano anglaise.
Zoubeida Idrissi n’a pas vu le temps passer durant ces années de formation et de récitals. Elle dit aujourd’hui sans ambages : «j’ai compris que je n’avais pas d’avenir dans le chant classique. Je ne serai jamais la grande cantatrice de l’opéra de Paris !» Et c’est tant mieux, diront ceux qui la suivent depuis des années. À partir de la France, elle va commencer à s’intéresser au patrimoine musicale arabe et berbère. Il est fréquent de voir des personnes originaires du monde arabe s’intéresser, dans les pays occidentaux où elles sont établies, à leur culture d’origine. Zoubeida Idrissi a donné à cet égard, en compagnie de Françoise Atlan, un récital de chansons judéo-marocaines au Trianon à Paris, devant plus de 900 personnes. Elle vient de sortir un C.D., « Qayna », qui sera mis en vente à partir du mois de janvier. Elle y interprète le répertoire gharnati. Son projet le plus ambitieux reste toutefois « Kalimat », un ensemble de poèmes d’Ibn Arabi, Râbia al-Adawiyya, d’Adonis, de Mohamed Bennis, de Mohamed Derwich et de chants berbères. Leur composition a été confiée à Henri Agniel. L’on est très enchanté à l’écoute des premiers états des enregistrements. L’on saisit aussi mieux l’apport des longues années d’apprentissage de la cantatrice.
Toute la technique du chant occidental est mise au service du chant arabe. Elle ajoute un surcroît d’émotion aux poèmes, les rend abordables à un public qui n’est pas forcément habitué à la musique savante. Les chansons arabes gagnent à être revisitées de la sorte. On les découvre avec des oreilles neuves. L’aboutissement de ce projet ambitieux nécessite des encouragements. On s’étonne dans ce sens que le Festival des Musiques sacrées de Fès n’ait pas encore pensé à inviter Zoubeida Idrissi. Incompréhensible !