«Aujourd’hui, nous disposons de modèles de prévision fréquentielle qui, grâce au machine learning, détectent les micro-instabilités dix à quinze secondes avant qu’elles n’atteignent le seuil critique».
Entretien : Charif El Jazouli, manager IA, Data au cabinet conseil français SIA décrypte les coulisses d’une solidarité énergétique sous haute tension. Il nous explique dans un entretien exclusif détaillé en quoi l’intelligence artificielle aurait pu faire la différence. Pour l’heure, Bruxelles prépare déjà une mise à jour d’un système pilote à l’instar de ce que possède déjà l’Australie pour imposer la surveillance prédictive à l’échelle du continent. Au Maroc, l’ONEE nourrit les algorithmes EnergyIP de Siemens/Atos avec les relevés des compteurs intelligents afin de prévoir charge et fréquence, ce qui accélère la décision de soutien.
ALM : Avant de parler d’algorithmes, rappelons les faits. Que s’est-il passé lundi 28 avril dernier ?
Charif El Jazouli : À 12 h 33, lundi 28 avril, la péninsule ibérique a perdu environ 15 GW, soit près de 60% de la demande espagnole en à peine cinq secondes. La fréquence est tombée à 48,5 Hz, déclenchant les protections automatiques au Portugal et la séparation avec le réseau français. C’est la pire panne en Europe de l’Ouest depuis les années 1970.
Les regards se tournent vers l’interconnexion franco-espagnole. Était-ce le maillon faible ?
Pas exactement. La liaison trans-pyénéenne a «décroché» parce qu’elle a brusquement vu passer plus de puissance que son seuil dynamique. Mais ce décrochage n’est qu’un symptôme. La cause racine semble être une double perte de production solaire dans le sud-ouest espagnol, suivie d’une oscillation électrique mal amortie.
En quoi l’intelligence artificielle aurait-elle pu faire la différence ?
Aujourd’hui, nous disposons de modèles de prévision fréquentielle qui, grâce au machine learning, détectent les micro-instabilités dix à quinze secondes avant qu’elles n’atteignent le seuil critique. Ces modèles s’entraînent en continu sur les flux temps réel de Red Eléctrica et d’ENTSO-E. Un tel système pilote déjà le réseau australien. Ce dernier aurait pu initier des ordres de délestage ciblés plutôt que de laisser agir les relais mécaniques, réputés plus lents.
Pourquoi ces outils n’étaient-ils pas opérationnels lundi ?
Parce qu’ils ne sont pas encore normalisés. Les gestionnaires européens expérimentent, mais le Code de réseau ne rend pas obligatoires les «IA-remèdes». Le Black-out a changé aujourd’hui la donne. Bruxelles prépare déjà une mise à jour pour imposer la surveillance prédictive à l’échelle du continent.
La critique récurrente vise l’essor de l’éolien et du solaire sans inertie. Que répondez-vous ?
Le problème n’est pas l’absence d’inertie, c’est l’absence d’inertie gouvernée. Des convertisseurs «grid-forming» ou synchronverters imitent le comportement rotatif des turbines classiques et injectent une inertie synthétique programmable en moins de 200 ms. Ces derniers stabilisent même quand les centrales thermiques sont à l’arrêt.
Comment l’alimentation a-t-elle pu être rétablie si vite ?
Grâce à la solidarité régionale. À 13 h, Red Eléctrica a déclenché les accords d’assistance. RTE a poussé jusqu’à 2 GW vers la Catalogne et le Pays basque, tandis que le Maroc a injecté environ 900 MW via la double liaison Tarifa-Fardioua, soit près de 40% de son parc disponible à cet instant.
Sans ces flux, l’archipel baléare aurait dû être isolé, ce qui aurait ralenti la reprise.
Quel est le rôle concret de l’IA dans cette entraide transfrontalière ?
Chaque opérateur possède son propre jumeau numérique propulsé par IA. Red Eléctrica exploite la plateforme 3DEXPERIENCE pour reproduire en quasi-temps réel son réseau haute tension et tester, avant application, les manœuvres de secours. Au Maroc, l’ONEE nourrit les algorithmes EnergyIP de Siemens/Atos avec les relevés des compteurs intelligents afin de prévoir charge et fréquence, ce qui accélère la décision de soutien. Côté européen, RTE et REE participent au programme TwinEU, qui vise à fédérer ces jumeaux afin de partager automatiquement les calculs de stabilité d’ici 2027.
Lors du black-out, ces modèles locaux ont servi de banc d’essai pour valider, en quelques dizaines de secondes, l’injection d’environ 2 GW depuis la France et 900 MW depuis le Maroc, avant que les dispatcheurs n’envoient les ordres définitifs.
Au-delà de la technique, l’impact économique est lourd…
Les premières estimations parlent d’1,6 à 1,8 milliard €. Tout ce qui bouge à l’électricité – métro, FER, data-centres, irrigation – s’est figé. Chaque heure de panne coûte environ 250 M€ en PIB. Les algorithmes de restauration hiérarchisent désormais les secteurs critiques ; l’objectif est de réduire la «durée utile de coupure» de 60% d’ici 2027.
La coopération Sud-Nord avec Rabat va-t-elle s’amplifier ?
Oui. Madrid et Rabat ont signé un protocole pour construire une troisième interconnexion de 700 MW à travers le détroit de Gibraltar, en plus des deux liaisons actuelles de 400 kV mises en service en 1997 et 2006. La mise en service est visée avant 2026 ; le coût (environ 170 M $) sera partagé à parts égales entre Red Eléctrica (REE) et l’Office national de l’électricité (ONEE). Ce nouveau couloir permettra à l’Espagne d’exporter ses excédents éoliens nocturnes et, inversement, de sécuriser l’approvisionnement hivernal européen grâce aux capacités de pointe marocaines.
En tant que spécialiste IA × Énergie, qu’avez-vous ressenti ?
Il s’agit d’une piqûre de rappel. Nous, ingénieurs, répétons que la transition énergétique doit s’accompagner d’une transition numérique du réseau. Voir trois pays et un continent collaborer en quelques heures prouve que la technologie est prête. L’enjeu est d’ancrer cette culture de la résilience dans les règlements et les budgets.