Entretien avec Cédric Nicolas, expert international du Web 3 et de la blockchain
Un transfert entre la Banque centrale marocaine et sa consœur égyptienne vient d’être expérimenté il y a quelques temps. La création du e-dirham devrait permettre de faciliter les paiements internationaux. Cédric Nicolas, expert international accompagnant le groupe EMC2 porté par Jacques-Gabriel et Remy-Christophe Mariotti, revient sur des questions techniques pour démystifier davantage un domaine encore très nouveau au Maroc. Tout récemment installé à Casablanca, EMC2Group ambitionne d’émettre des stablecoins (ndlr : cryptomonnaie stable) en dirham pour développer, avec d’autres partenaires, des services comme les transferts internationaux, paiements (factures, en ligne, locaux), commerce transfrontalier, microfinance, gestion de trésorerie, change, etc.
ALM : En tant que spécialiste de la question pourriez-vous revenir sur la définition même de e-monnaie ?
Cédric Nicolas : Vous faites sans doute référence au e-dirham, souvent évoqué depuis l’annonce de M. Jouahri, wali de Bank Al-Maghrib. Il s’agit d’une Monnaie Numérique de Banque Centrale (MNBC ou CBDC). Les MNBC sont des monnaies publiques, émises et contrôlées par l’État via sa banque centrale. Elles sont non anonymes : chaque détenteur est identifié, et les transactions enregistrées dans un registre centralisé. Techniquement, on distingue les monnaies anonymes (compensation immédiate, stockage décentralisé) des monnaies non anonymes (compensation différée, stockage centralisé). Le e-dirham relèverait de cette seconde catégorie.
Existe-t-il une différence avec la crypto-monnaie ?
Oui. Les cryptomonnaies sont émises par des entités privées (entreprises, startups, associations), sont pseudonymes (identifiants chiffrés) et reposent sur une blockchain, un registre décentralisé réparti sur des milliers d’ordinateurs. Comme l’argent liquide, les paiements sont quasi-instantanés. Le système de compensation n’existe pas. Leur stockage est également décentralisé: chaque détenteur les conserve dans un portefeuille numérique sécurisé par une clé privée. Ainsi, cryptomonnaies et espèces se ressemblent, à condition d’une décentralisation totale. Le Bitcoin, lancé en 2008, reste l’exemple le plus pur : ni son émission, ni sa quantité, ni sa blockchain ne sont contrôlées par une autorité centrale.
La Banque centrale marocaine vient d’expérimenter avec brio un transfert international avec sa consœur égyptienne. En quoi consiste exactement une telle transaction ?
Bank Al-Maghrib réfléchit à la création d’une MNBC depuis 2020-2021, s’inscrivant dans un processus à long terme et assumant une approche prudente, comme l’a précisé le wali de Bank Al Maghrib. Cette démarche sur les paiements transfrontières pourrait grandement faciliter les paiements de gros pour les États et les banques centrales. Cela inclurait le règlement de paiements commerciaux internationaux (par exemple, importations de blé sans dépendance au dollar), le règlement des positions nettes entre banques centrales (plus rapide et traçable), la création de corridors de paiements régionaux (réduisant la dépendance au dollar/euro), la facilitation des envois de fonds (via un règlement direct inter-banques centrales) et les échanges de liquidité entre banques centrales (avec le-dirham comme monnaie numérique de règlement). L’absence de normes techniques d’échange entre les monnaies numériques de banque centrale continue cela dit à ralentir le processus…
Quelle réglementation aujourd’hui régit les blockchains ?
Aucune au Maroc. Les crypto monnaies ont été interdites par une loi du 20 novembre 2017 qui n’a jamais été remise en question. Cependant il convient de bien distinguer les crypto-monnaies de la blockchain. La blockchain est une technologie et elle n’est pas interdite au Maroc. Ce qui est interdit c’est l’usage des crypto-monnaies, une des applications concrètes parmi bien d’autres permises par la technologie des blockchains.
Et celle relative aux monnaies numériques ?
Effectivement, un projet de loi sur les crypto-actifs a été annoncé officiellement le 26 novembre 2024. Il est très important à ce stade de dire que ce projet de loi ne concerne très probablement pas les monnaies numériques de banque centrale, qui ne sont pas des cryptoactifs. Il vise à réguler des actifs numériques émis par des entités privées, uniquement. Le e-dirham, monnaie de banque centrale, ne devrait donc pas être concerné par ce projet. Le projet de loi pourrait également aborder la fiscalité des cryptomonnaies et le financement des entreprises via les ICO (Initial Coin Offerings), équivalents du crowdfunding en cryptomonnaies, nécessitant un encadrement réglementaire pour prévenir les fraudes. L’émission d’un stablecoin (ndlr : cryptomonnaie stable) en dirham, comme le EMAD, offrirait aux Marocains une alternative aux stablecoins en dollar, dans leur monnaie souveraine. Une telle initiative aurait de fortes chances d’être adoptée rapidement par la population, selon sa mise en œuvre.
Quels sont les avantages de l’utilisation d’une monnaie numérique adossée au dirham?
Nous envisageons l’émergence de deux potentiels candidats pour la future monnaie numérique au Maroc : d’une part, des stablecoins privés adossés à des réserves en dirhams (ou constituées de titres de la dette marocaine) et d’autre part, le e-dirham émis par la banque centrale. Cette approche présenterait un avantage majeur: le Maroc pourrait rapidement contrer la prédominance des stablecoins en dollar (déjà très utilisés par les Marocains et dans de nombreux pays émergents) en permettant à des entités privées de mettre en œuvre ces stablecoins en dirhams sans délai, en attendant le déploiement du e-dirham pour les transactions de gros.
Quels sont les risques encourus (cyber-attaques) d’une telle transaction ?
Les blockchains sont en général très fiables. La plupart des cyber attaques réussies dans le monde de la crypto ont été à cause de défaillances humaines (mauvaise gestion de son mot de passe.) ou parfois de défauts dans le logiciel de la blockchain. Cependant les blockchains les plus populaires (Bitcoin, Ethereum, Solana, etc.) sont maintenant très fiables, car elles ont plus de 10 ans d’existence (16 ans pour Bitcoin). Par ailleurs, il n’est pas du tout simple de voler des cryptomonnaies, car toutes les transactions sont publiques et donc les forces de l’ordre peuvent assez facilement retrouver les voleurs (ceci est arrivé de nombreuses fois)
Quelles sont vos recommandations pour verrouiller les canaux?
Il est impératif d’initier des campagnes de sensibilisation, en particulier auprès des jeunes afin de les prémunir contre les nombreuses escroqueries liées aux cryptomonnaies. Bien qu’utiles pour l’inclusion financière, les cryptomonnaies comportent des dangers dont il est possible de se protéger en étant bien informé, elles restent simples à apprendre. Par ailleurs, le législateur devrait collaborer avec des experts en blockchain et cryptomonnaies pour établir un cadre réglementaire encadrant l’innovation de manière contrôlée, à l’instar de pays émergents comme le Nigeria, les Émirats Arabes Unis, la Turquie ou l’Afrique du Sud, qui ont adopté des législations permissives. Il est envisageable, par exemple, de transposer les règles de contrôle des changes de l’Office des changes en mécanismes techniques mis en œuvre par les détenteurs d’agréments, assurant ainsi une surveillance continue des sorties de capitaux. La mise en place d’une législation qui gère les risques tout en favorisant l’innovation est tout à fait réalisable, comme l’ont démontré d’autres pays. Il est crucial de s’entourer des bonnes expertises sans chercher à résoudre tous les problèmes simultanément.
Vous faites partie du groupe EMC2 fondé par Jacques-Gabriel et Remy-Christophe Mariotti, tous deux entrepreneurs reconnus sur la place internationale. Quelles sont les perspectives de développement au Maroc ?
Notre objectif est d’offrir des services d’inclusion financière basés sur les stablecoins en dirham et d’autres crypto-actifs. Nous sommes convaincus que ces services permettront aux Marocains, même ceux sans compte bancaire faute de revenus stables, d’accéder à une gamme complète de services financiers. En attendant l’entrée en vigueur de la loi, nous prévoyons de lancer un service classique de transfert d’argent entre l’Europe et le Maroc. Cela nous permettra de nous implanter sur le marché et de constituer une première base d’utilisateurs.
Quels sont les différents services que vous comptez proposer une fois la législation marocaine mise en vigueur ?
Notre priorité avec les stablecoins au Maroc est l’inclusion financière. Ils réduisent fortement les frais de transfert, sont instantanés, accessibles partout via un portefeuille numérique, sans besoin de compte bancaire. EMC2Group ambitionne d’émettre des stablecoins en dirhams pour développer, avec d’autres acteurs, des services comme : transferts internationaux, paiements (factures, en ligne, locaux), commerce transfrontalier, microfinance, gestion de trésorerie, change, etc.
Cet univers nouveau et encore très peu maîtrisé ici et ailleurs mérite des sessions de sensibilisation et de formation à tous les niveaux de la chaîne. Avez-vous prévu des actions dans ce sens ?
Une nouvelle activité, EMC2 Academy est prochainement prévue. Son objectif est de former des décideurs, responsables de projets, développeurs, dans des structures publiques ou privées.













