Editorial

Dans la froide solitude de l’isoloir

© D.R

J’ai vu toute ma vie passer devant moi en quelques secondes, comme si j’étais confronté à mes ultimes moments d’existance. Dès que j’ai mis les pieds dans cet endroit bizarre, la machine à remonter le temps s’est mise en marche. Inexorablement, les images s’égrenaient aussi vite que les secondes dans un rythme rapide et saccadé. Je suis venu dans ce lieu comme tout le monde, mais je ne pensais pas que l’expérience allait être aussi extrême. Moi qui ai tout connu, tout fait, tout vécu et tout subi, j’étais pris de court comme un béotien de la dernière heure.
Voter, un acte simple disaient-ils. Non, c’est dangereux. Ça vous met face à vous-même, dans une situation inconfortable dans laquelle le doute qui vous tenaille vous fait oublier rapidement les bonnes résolutions prises. Pourquoi lui ? Quelle garantie a-t-il donnée? Que va-t-il faire de ma voix ? Et s’il mentait comme les autres ? Et pourquoi un chameau? Un cheval ou une clé ? Qu’est-ce que ça cache comme coup tordu ? Oui, il y a la lune aussi. C’est troublant.
L’énorme marqueur noir vous nargue comme une pièce à conviction. L’arme du crime est un gros stylo noir comme un bâton de dynamite. Le lieu du crime est une carte qui ressemble à un hiéroglyphe égyptien dont les pictogrammes sont devenus fous. Mais que fait la voiture là-dedans ? La maison n’est pas une pyramide. Et la fleur ne ressemble pas à une rose des sables. Champollion serait devenu fou juste en promenant un regard distrait sur cette oeuvre apocryphe.
Tandis que la sueur inondait ma nuque et que mes mains devenaient moites, mes genoux ont commencé à trembler. Un fort désir d’uriner me scie le bas-ventre alors que me hante la peur de relâcher dangereusement mes sphincters déjà bousculés par une vieille diarrhée chopée dans un dîner électoral abondant mais douteux. On m’avait dit que la colombe fait la fête assez tôt avec un peu de chance, on peut aussi rattraper les agapes du poignard. J’ai suivi leur conseil comme un abruti. Je me suis tapé les ripailles de la colombe, du poignard, du cheval et même des quatre bougies. Voilà où j’en suis maintenant à me serrer les fesses, debout dans un endroit triste et lugubre où je dois en plus choisir. Je n’ai pas aimé leur bouffe à eux tous. Mais j’ai touché du liquide ailleurs. Dans un bar après m’avoir assommé de tapas et de bières tièdes, un homme assez affable m’avait proposé de rejoindre la balance qui ne réunit que les joyeux fêtards. Je l’ai cru car, lui, il buvait du black label. Ça en impose et ça vous installe son homme. En plus, il m’a donné deux billets bleus pour me motiver. J’ai eu la faiblesse de les prendre car je croyais que c’était un don désintéressé. La balance qui commence la redistribution sociale avant l’heure avait pour moi, dans mon état, quelque chose d’épatant, d’admirable, de réconfortant, peut-être même de superbe. En plus, il m’a dit que ce n’était qu’une avance, tellement les Marocains comme moi méritaient mille, deux mille, dix mille, voire cent mille fois plus pour leur patience, leur génie, leur aménité et même, si je me rappelle bien, leur stabilité. Quand il avait lâché ce dernier mot, moi, je ne l’étais déjà plus.
Maintenant, je suis coincé. La balance de Prométhée ou le cheval de Junon. Le livre de l’Iliade ou la rose pourpre de Neptune. La lampe de Sodome ou l’horloge de Gomorrhe. Comment s’y retrouver si les dieux des urnes ne sont pas avec moi dans cet isoloir peu hospitalier ? J’ai pris le marqueur. J’ai déplié le bulletin. Ma main tremblante comme un pendule d’occasion, impulsée par un cerveau migraineux et brumeux, se dirigeait doucement vers une image incertaine et tout à coup mes sphincters ont lâché.
Dans un bruit caractéristique de ce type d’urgence, j’ai accompli mon devoir naturel. Je me suis tout à coup senti léger, calme et apaisé dans cet isoloir qui m’est tout à coup devenu familier, à peine dérangé par le brouhaha qui m’entourait de plus en plus.
Dans ce vacarme qui sentait les quatre épices, la seule phrase que j’ai retenue avant de m’évanouir c’était : «Sortez vite le salaud qui vient de chier sur le processus démocratique dans l’isoloir, appelez le caïd.» J’ai ri un peu en pensant que le type qui avait fait ça devait être assez culotté. Tout de suite après, j’ai été frappé à la tête par un objet certainement contondant et la nuit étoilée est tombée.

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