Editorial

Les boucs

© D.R

L’affaire du CIH dont les protagonistes supposés sont aujourd’hui incarcérés semble plus troubler l’opinion publique qu’elle ne la rassure, comme elle est censée le faire, sur le progrès de l’idéal de justice et d’équité dans notre pays. Il y a comme un air d’inachevé et de bâclage qui plane.
Les personnes, aujourd’hui, emprisonnées, au tout début de l’instruction, doivent certainement ressentir beaucoup d’amertume et une immense colère. La gabegie généralisée qui a marqué la gestion de cette banque ne peut être « jugée » que si on juge en même temps le système qui lui a donné naissance et créé les conditions de son développement. Elle ne peut pas être réduite, dans une simplification trompeuse, aux 16 personnes arrêtées. Quelles que soient leurs responsabilités en tant que cadres supérieurs ou simples cadres de cet établissement public, il va falloir aller plus loin dans la recherche de la vérité, si tel est l’objectif espéré.
Dans cette affaire, il y a, manifestement, trois catégories de protagonistes : les donneurs d’ordres, qui seraient responsables mais pas coupables, les exécutants, qui seraient responsables et coupables, et les bénéficiaires de ces ordres, qui ne seraient ni responsables ni coupables. Réduire l’affaire aux exécutants, c’est vouloir s’offrir, dans le meilleur des cas, des boucs émissaires, plus ou moins flamboyants, pour masquer la responsabilité des donneurs d’ordres patentés et des bénéficiaires attitrés.
Il est incontestable que le CIH, compte tenu de sa vocation de crédit immobilier et hôtelier, a toujours suscité l’intérêt de «donneurs d’ordres» de la haute sphère politique et d’un certain nombre de conseillers du défunt Roi SM Hassan II. On peut aisément considérer que les dernières années, marquées par la maladie du souverain regretté, ces pratiques ont dû s’amplifier. Sur ce point précis de l’interventionnisme, la ligne de défense de Moulay Zine Zahidi est claire. Il donne des exemples précis : affaire Kabila, affaire Karrakchou… Dans le Maroc de cette époque, n’importe quel responsable qui se prévalait d’un titre illustre pouvait agir auprès des responsables d’établissements publics en mettant en avant, oralement, un ordre royal sans que le bienfondé ou la véracité de cet ordre ne soient discutés. Il est de notoriété publique que ça fonctionnait comme cela et que plusieurs fortunes personnelles ont été construites sur ce schéma. Il est pratiquement impossible, aujourd’hui, voire absolument inéquitable de faire, dans un autre contexte marqué par la transparence et la moralisation de la vie publique, le procès des cadres du CIH sans faire le procès de ce système global et de ses bénéficiaires en remontant toute la chaîne des donneurs d’ordres.
Paradoxalement, les bénéficiaires de ces ordres ne sont pas inquiétés par l’instruction en cours. Ils se recrutent en grande partie dans la sphère politique supérieure ou dans le landernau des grands commis de l’État. On y trouve des ambassadeurs affairistes, des ex-ministres voraces ou des chefs prestigieux de partis politiques. Ceux-là, et c’est ce que ressent profondément l’opinion publique, sont, apparemment, intouchables. C’est le plus choquant dans l’affaire du CIH.
Si on ajoute à ce constat le fait majeur que la Cour spéciale de justice est, essentiellement, une juridiction exceptionnelle qui ne laisse pas prospérer, naturellement et légitimement, les moyens de défense, la situation devient véritablement injuste. Qu’aurait perdu le ministère public à auditionner les prévenus en état de liberté ? Ils ont toutes les garanties de présentation nécessaires. Qu’aurait perdu l’État si tout le monde était déféré devant une juridiction de droit commun en laissant de la première à la dernière instance la justice se déployer dans un débat contradictoire et pédagogique de grande ampleur ? Et qu’aurait perdu la justice de notre pays, elle-même, à se montrer sereine dans une affaire qui de l’avis général, dépasse, et de loin, la responsabilité, la personnalité et la qualité de la majeure partie des cadres arrêtés du CIH.
Finalement, le Maroc n’a rien à gagner avec cette affaire. Elle est mal engagée depuis le début. De la rédaction du rapport «politique» de la commission parlementaire d’enquête à l’arrestation des mis en cause. Et il n’est pas sûr du tout que la suite soit plus limpide.

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