Elle sanglotait doucement. Par petites saccades comme des étranglements furtifs. Les larmes froides qui coulaient sur ses joues traçaient un sillon de peine sur son maquillage très léger. Le sourire affiché comme un rictus de douleur devait laisser comprendre que, malgré la tristesse infinie, l’émotion était maîtrisée. Mais personne n’était dupe. Dans la salle glacée de la Cour d’appel de Casablanca, en ce jour pluvieux, les murs ternes et sombres, eux aussi, avaient froid plus que d’habitude.
Des justiciables ordinaires, hagards et pantois ne comprenaient pas l’agitation qui entourait cette fille. Des journalistes, des avocats, une caméra de télévision, des chaouchs, des employés du tribunal et de nombreux curieux, en un attroupement passablement timoré, formaient comme une haie de malheur. Le verdict est tombé en un bruit sec et bref comme un couperet. Narjis Rerhaye a perdu son procès face à Mahmoud Archane. La Cour a jugé la journaliste coupable de délit de diffamation à l’encontre de l’ex-commissaire de police. Elle l’accuse d’avoir, par le passé, pratiqué la torture sur des détenus politiques. Pour étayer son accusation, elle veut présenter des témoins victimes de ses sévices. La Cour n’a pas jugé utile de les entendre, annihilant de la sorte ses moyens de défense. L’affaire est finie. Comme si on fermait vite une parenthèse de peur que, de digression en digression, le temps ne soit pris à rebours échappant, ainsi, au contrôle d’une horloge qui avance inexorablement.
Probablement que les juges de la Cour d’appel ne voulaient pas revisiter par effraction l’histoire des années de plomb. Peut-être qu’ils voulaient s’en tenir formellement au délit de presse dans son expression la plus banale, alors même que les protagonistes ne le sont manifestement pas. La justice, dans sa dimension absolue, ne s’embarrasse, théoriquement, que rarement de contingences politiques ou politiciennes. Cependant, elle vit et dit le droit dans un environnement social déterminant dont elle est à la fois le produit et le miroir. Mais si demain l’Instance Equité et Réconciliation venait, sur le fond, à dire le non-dit ou le non-jugé de cette affaire, que deviendrait alors le jugement de la Cour d’appel de Casablanca ? Ce débat intéressera certainement les juristes chevronnés, mais il intrigue déjà ceux qui veulent trouver le sens profond des mutations que nous sommes en train de vivre.
Aucun métabolisme, aussi perfectionné soit-il, ne peut assimiler le plomb. Devrons-nous nous inquiéter de la capacité de notre corps social à digérer les années du même métal ? Peut-être qu’il ne faut pas exagérer l’inquiétude, mais les dieux d’aujourd’hui, comme ceux d’hier, n’acceptent de dévotion qu’accompagnée d’offrandes. Qu’avons-nous à leur offrir pour adoucir leur courroux ? De la compassion, de la réconciliation ou de la reconnaissance, mais jamais des larmes.
Au fait, pleure-t-on sous la torture ? La plupart d’entre nous n’ont aucune expérience de cette perversion de l’âme humaine. Ce n’est pas pleurer quand seuls les yeux coulent de larmes. La douleur, quand elle atteint son paroxysme, n’existe plus. Elle s’annule d’elle-même pour montrer la vacuité de son propre exercice et l’insignifiance de son empire. Est-ce que le tortionnaire souffre pendant ou après l’accomplissement de son acte ? Chez nous, personne n’a jamais été visité par la grâce du remords sincère ou habité par la passion du juste repentir. Et pourtant il va bien falloir que nous assumions, un jour, notre part d’humanité. Pour justement, ne plus pleurer.