Nous n’avons ni sérieusement préparé la mise à niveau, ni vraiment voulu la faire. On a perdu un temps fou à en parler, à colloquer, à séminariser, à faire des livres blancs alors que nous devions, depuis au moins dix ans, être en action. Résultat, aujourd’hui, nous subissons de plein fouet cette sévère correction sous la forme d’un ultralibéralisme dévastateur.
Sans filets sociaux conséquents, nous perdons chaque jour des milliers d’emplois. Nous abandonnons des secteurs entiers dans lesquels nous n’avons plus notre mot à dire. La casse de notre embryon d’industrie est en marche forcée. Notre PIB stagne. Notre croissance est quasi nulle. Nos grands équilibres, une chimère bureaucratique. Notre compétitivité, une réalité du passé que la nouvelle donne chinoise a tourné en dérision.
Dix années de perdues et nous n’avons plus que nos yeux pour pleurer. La mise à niveau négociée, concertée, programmée et surtout collectivement assumée était un rêve auquel seuls les naïfs ont cru. La mise à niveau sera sauvage. Elle l’est déjà. Beaucoup de morts seront enregistrés sur les champs d’un combat qui n’a pas eu lieu. Peu survivront dans ce qu’on peut appeler une économie de marché qui n’est plus nationale. Le libre-échange finira dans les faits par réduire les dernières poches d’une économie imprévoyante, tricheuse, non citoyenne, adossée à un État pourvoyeur d’autorisations et de marchés.
Faut-il regretter tout cela ? Non, il n’y a rien, justement, à regretter. Ce ne sont que les salariés qui trinquent. Le Capital, lui, soit il a déjà quitté le pays, soit il s’est reconverti dans des activités spéculatives, soit il a été gelé. Où sont passés les profits générés par des activités protégées pendant de longues années ? Quand a-t-on réinvesti les bénéfices ? Pourquoi n’a-t-on pas modernisé à temps les outils de production ? Tout a fait pschittt. Évaporé. Il n’y a plus rien. Certains, heureusement pas tous, patrons d’usines vivent la fermeture de leurs unités comme un soulagement. Une libération. Ils ont prévu leur mise à niveau personnelle et attendaient la fermeture comme une délivrance pour ne plus avoir affaire ni au fisc, ni aux salariés, ni aux syndicats, ni aux autorités locales, ni, enfin, aux banques. Il faut, au-delà de tout, comprendre leurs raisons et, sur beaucoup de dossiers, on peut, effectivement, les comprendre. Un pays qui fait d’un entrepreneur – un créateur de richesses – un ennemi de la nation, persécuté par l’administration, la justice, le fisc, les banques, les syndicats est un pays qui insulte l’avenir. C’est indéniable.
Après des années de perte de temps, de légèreté, de paresse et d’inconscience, il serait difficile, voire malhonnête de venir aujourd’hui demander au gouvernement de tout régler en deux ou trois ans de travail effectif. C’est impossible. Que faire ? Rien, justement. Il n’y a rien à faire, il faut juste compter les morts, soigner les blessés et prémunir – si c’est faisable encore – les valides contre les aléas d’une globalisation économique rapide, multiforme et contraignante.
Avec un baril à 50 dollars, une Caisse de compensation qui implose, une monnaie qui s’effiloche, de grands équilibres factices, une société qui s’appauvrit, le Maroc a besoin de se remettre sérieusement au travail. Les avancées enregistrées dans le domaine de la transition politique ne nous serviront à rien si nous devons demain constater, ensemble, que l’on a définitivement raté la transition économique. Notre démocratie devrait, aussi, fabriquer de la croissance, de l’emploi et des richesses. Si elle ne produit que du salafisme, du nihilisme ou une économie de l’exclusion et de la pauvreté, il faudrait vite lui redonner un autre sens.