Entretien

Abdeslam Khalafi: «Ecrire le tamazight en caractères arabes expose au risque de confusion»

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ALM : Votre réaction aux propos qui ont invité de revenir sur le choix du tifinagh pour écrire le tamazight et à lui substituer l’alphabet arabe a été particulièrement remarquée dans un contexte d’expectative de l’Institut royal de la culture amazighe (IRCAM). Le tamazight en arabe, cela ne vous parle pas ?
 

Abdeslam Khalafi : Non. Et je crois bien que je ne suis pas seul dans mon cas. C’est pour ça que ce que vous dites de l’expectative supposée de l’IRCAM, lequel, je vous le signale, a organisé dernièrement une réunion sur le sujet à l’occasion du dixième anniversaire du choix du tifinagh comme alphabet tamazight, me laisse perplexe. Comme vous n’êtes pas sans le savoir, je suis moi-même chercheur à l’Institut et ce que je dis ne diffère pas de la thèse défendue par l’ensemble de mes confrères. On peut la résumer ainsi : après études techniques et concertations, le choix de l’alphabet amazigh a été tranché en 2003. Revenir sur ce qui a été décidé après mûre réflexion est non seulement une perte de temps et d’argent, mais encore un non-sens.

Sans doute, mais tant qu’à transcrire une langue que la plupart découvrent pour la première fois, pourquoi ne pas le faire au moyen de caractères familiers ?

L’argument du respect de la chose jugée ne vous a manifestement pas convaincu. Soit. Je l’ai dit dernièrement à vos confrères : écrire le tamazight en caractères arabes expose au risque de confusion, fait peser sur l’acquisition le risque mortel de la perte des référents. Ce risque est d’ailleurs beaucoup plus grand chez les petits élèves, du fait de leur faible background…

Attendez, je ne vous suis pas là. Que je sache, quand des petits élèves étudient le français et l’anglais ou l’espagnol en même temps, ils sont dans le cas de l’apprentissage de deux langues différentes mais écrites au moyen des mêmes caractères latins. Où est le risque de confusion ?

Le niveau d’engagement et l’intensité du sentiment du vécu à l’apprentissage n’est pas le même. Dans le cas des petits Marocains, l’arabe et le tamazight sont deux langues identitaires, toutes les deux et en même temps. Dans celui des petits Européens, l’une des deux langues est étrangère.

Bien, alors pourquoi est-ce que tout le monde n’a pas une nette perception de cet enjeu ?
Ce n’est pas tant qu’on n’a pas conscience de l’enjeu que le fait qu’on le sacrifie sur l’autel de la politique.
 
Cela veut dire quoi ?

On ne peut pas ne pas avoir remarqué que la campagne a commencé au moment où un certain nombre de textes relatifs à la langue et à la culture amazighes sont dans le pipe parlementaire. Vous l’aurez deviné, je parle de la loi organique portant officialisation de la langue tamazight et du texte portant création du Conseil national des langues et de la culture marocaine.

Où en est l’ancrage du tamazight dans la pratique quotidienne ?

J’y arrivais. On ne peut pas dire aujourd’hui que les choses avancent de façon satisfaisante. En fait, nous sommes en retard sur le calendrier que nous nous sommes fixé.
A cela on peut trouver de nombreuses causes. L’une d’elles est la faible part accordée à l’enseignement de la langue amazighe.
La plupart des académies ne lui allouent pas les trois heures hebdomadaires préconisées. Pas de quoi provoquer l’intérêt massif des élèves ou susciter des vocations durables parmi les enseignants.

C’est si grave que cela ?

D’après une enquête de l’IRCAM, il y a actuellement 412.324 élèves qui étudient le tamazight dans le cycle primaire et 5.060 professeurs qui l’enseignent. Vous avez certainement remarqué que je parle uniquement du primaire, car l’enseignement du tamazight n’a pas encore gagné les autres étages de la pyramide de l’enseignement.
J’attire aussi votre attention que les professeurs auraient dû être 127.100 à l’heure actuelle.

Comment expliquer cela ? N’est-ce pas dû à la difficulté qu’il y a à enseigner une langue sans réelle valeur concrète, purement scolastique pour ainsi dire ?

Certainement pas. Une étude menée par l’Ircam en 2009-2010 et qui a porté sur 1.100 élèves a montré que 80% d’entre eux ont parfaitement acquis les techniques de l’écriture et de la lecture en tifinagh et que là n’est pas le problème.

Il est où alors ce problème?

Au risque de me répéter, je dis qu’il est dans le manque de volonté d’aller plus avant dans le processus de généralisation de l’enseignement du tamazight et aussi, dans le comportement des académies qui ne respectent pas les plages d’horaires prévues.

La plupart des académies n’allouent pas à l’enseignement de la langue amazighe les trois heures hebdomadaires préconisées. Pas de quoi provoquer l’intérêt massif des élèves ou susciter des vocations durables parmi les enseignants.