Entretien

Ahmed Boukous : «Il y a urgence à se forger des lois organiques dans une approche concertée et globale»

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ALM : La chanteuse populaire Tabaamranete qui défraie la chronique à la Chambre des représentants, les différentes associations qui annoncent à cor et à cri leur intention de manifester dans la rue pour une officialisation plus réelle et plus rapide de l’amazigh, on a l’impression que tout le monde, ou presque, se mêle de l’application du principe de la dualité de la langue au Maroc. Cela ne risque-t-il pas de nuire à l’action d’ensemble ?
Ahmed Boukous : Il me semble naturel que la société marocaine attende des décisions concrètes et effectives après l’octroi à l’amazigh du statut de langue officielle dans la nouvelle Constitution dont notre pays s’est doté en juillet 2011. L’article 5 y annonce le processus de mise en œuvre de ce statut dans le cadre d’une loi organique spécifique. Or cette loi tarde à venir. Cette pétition de principe posée, il faut convenir que la chose n’est pas aisée car, au-delà du principe général, bien des questions doivent être élucidées. A mon sens, les principales questions se ramènent (i) au portage politique de la nouvelle donne en matière de politique linguistique et culturelle, (ii) à la stratégie d’opérationnalisation du nouveau statut de l’amazigh dans le court, le moyen et le long termes, (iii) à la nature du régime de bilinguisme arabe-amazigh à implémenter, (iv) à la gestion des rapports entre les deux langues officielles, (v) à la territorialisation de l’implantation de l’amazigh et (vi) à la détermination des champs institutionnels dans lesquels l’amazigh sera langue de travail ou langue d’appoint, etc. On le voit aisément, le chantier est important et nécessite une réflexion et une action à la mesure de cet événement historique. Il convient néanmoins de se défier de deux écueils : l’improvisation et l’attentisme.

Qu’est-ce qui fait que l’IRCAM, lui qui devrait être aux premières loges en la circonstance, donne au contraire l’impression qu’il est en retrait par rapport aux attentes ?
L’IRCAM n’est pas du tout en retrait ; il est même fortement présent « en la circonstance ». Pour étayer mon propos, je rappellerai que l’IRCAM a été le premier à adresser à qui de droit un mémorandum sur l’officialisation de l’amazigh en 2005 et en 2011, un mémorandum sur l’intégration de la dimension culturelle et linguistique dans le projet de régionalisation avancée et un mémorandum sur la mise en œuvre du statut officiel de l’amazigh à l’occasion de la préparation du programme de gouvernement. L’IRCAM a également été partie prenante dans les différentes rencontres institutionnelles consacrées à l’opérationnalisation de l’officialisation de l’amazigh. De par son statut, l’Institut se doit de travailler conformément à ses missions telles que définies dans le dahir qui en porte création et organisation. C’est dire que le temps institutionnel, le style de travail, les modalités d’intervention et les interlocuteurs de l’IRCAM peuvent être différents de ceux de la société civile. Dans cette vision, l’IRCAM agit comme un pôle d’expertise et comme une force de proposition, le tout dans la sérénité et la clairvoyance. Des efforts conséquents ont régulièrement été déployés par l’IRCAM dans le but de communiquer au sujet des initiatives prises.

Vous avez adressé dernièrement un autre mémorandum au chef de gouvernement sur votre vision de l’application des dispositions constitutionnelles sur l’amazigh, de quoi s’agit-il ? Quelles priorités porte-t-il ?
L’IRCAM, représenté par son recteur et des membres de son conseil d’administration, a en effet été reçu en juin 2012 par le chef de gouvernement. L’entretien a été centré sur la situation présente et future de l’amazigh dans les politiques publiques, notamment dans l’enseignement, les médias, le champ culturel et les services publics en général. A cette occasion, un mémorandum relatif aux lois organiques concernant le processus de mise en œuvre de l’officialisation de l’amazigh a été remis au chef de gouvernement. Ce mémorandum comprend un certain nombre de propositions relatives à la vision, au timing, aux modalités et aux moyens de la mise en œuvre. Les recommandations de l’IRCAM sont fondées sur quatre principes généraux : l’urgence de la promulgation des lois organiques, l’effectivité du statut de langue officielle, la concertation dans l’élaboration des lois et l’adoption d’une approche globale dans le traitement de la question de la langue et de la culture amazighes. Concrètement, au sujet de la loi organique relative à l’implémentation du statut officiel de l’amazighe, l’IRCAM a proposé la capitalisation et l’approfondissement des acquis en matière de normalisation de la langue, de codification de la graphie tifinaghe, de généralisation de l’enseignement et d’amélioration de la situation de l’amazigh dans les médias. Il a proposé également l’emploi de l’amazigh dans les administrations de proximité comme la justice, la santé, le développement rural et la gouvernance territoriale. Quant à la loi organique dont l’objet est la création du Conseil national des langues et de la culture marocaine, l’IRCAM a préconisé que ledit conseil soit une instance ayant une mission stratégique consistant à dresser les orientations générales en matière de politique linguistique et culturelle, à élaborer le plan stratégique de développement et de promotion des langues officielles, et des expressions linguistiques et culturelles nationales, et à assurer le monitoring de l’exécution des plans d’action des différentes structures opérationnelles comme l’IRCAM, l’Académie de la langue arabe, l’institution dédiée aux études hassanies, et aux expressions dialectales, et celle relative aux langues étrangères. L’accent a été mis sur la nécessaire coordination entre ces institutions et sur leur autonomie administrative et financière. Voilà grosso modo la teneur du mémorandum présenté par l’IRCAM au chef de gouvernement. La réaction de ce dernier aux propositions de l’IRCAM a été positive et encourageante.

Où en est l’enseignement de l’amazigh ?
D’emblée, il faut apporter une précision d’importance : c’est le ministère de l’éducation nationale qui est responsable de l’enseignement de l’amazigh. Quant à l’IRCAM, il n’intervient qu’en tant que structure d’appoint. Il apporte sa contribution en sa qualité de collaborateur dans le cadre de la commission bilatérale, notamment dans la confection du curriculum, des programmes, dans la formation, la validation des manuels et le suivi du processus de généralisation. Rappelons, approximativement, que l’amazigh est enseigné aujourd’hui à l’école primaire en tant que langue à raison de 3 heures hebdomadaires dans environ 26% des écoles, il est enseigné à près 15% des élèves et par environ 04% des enseignants, dont moins de 10% du total sont des enseignants spécialisés. Un fait intéressant: cet enseignement vise aussi bien les élèves amazighophones que les élèves arabophones. En dépit de la lenteur du processus de généralisation de l’enseignement de l’amazigh, les acquis enregistrés depuis le lancement de cet enseignement en 2003 sont indéniables, à savoir l’existence d’un curriculum, de syllabus, d’un matériel pédagogique pour tout le primaire (manuels de l’élève, guide de l’enseignant, livrets et CD multimédias, usuels et ouvrages de référence, dispositif de formation, etc.). Mais de nombreux handicaps entravent encore la bonne marche de l’intégration de l’amazigh dans le système éducatif. Les principaux handicaps sont l’absence de planification stratégique, l’insuffisance des mécanismes juridiques qui réglementent l’enseignement, l’insuffisance du nombre d’enseignants, la quasi absence de formation de base et la faiblesse de la formation continue. Telle est la situation à grands traits dans le primaire. Dans l’enseignement supérieur, il existe en gros cinq filières d’études amazighes à Agadir, Fès, Oujda, Tétouan et Rabat. Le nombre d’étudiants inscrits dépasse 2500; chaque année des cohortes de lauréats sortent de ces filières avec une formation plus ou moins acceptable. Ces lauréats rencontrent de sérieuses difficultés pour trouver un emploi. C’est là une situation paradoxale quand on sait le manque flagrant de cadres formés en amazigh. Raisonnablement, avec l’officialisation de l’amazigh, la situation de l’enseignement devrait connaître une nette amélioration.

On vous fait souvent grief d’avoir fait œuvre de spécialistes dans votre approche de la langue, de ne pas avoir fait grand cas du niveau usuel de l’amazigh qui pour le moment est en gros un dialectal arabe coordonné de particules amazighes. Ne considérez-vous pas que c’est la pratique de la langue qui en assure la pérennité et la richesse et non pas les études académiques.
C’est un grief pour le moins paradoxal. Il dénote les nombreux malentendus qu’il y a sur la question de la normalisation de la langue amazighe. Le choix de l’usage de l’amazigh commun dans l’enseignement et les médias et non celui des dialectes régionaux existants est un choix stratégique qui vise l’unité de la communauté nationale et sa cohésion. Il est évident que ce choix est en adéquation avec le contexte de la constitutionnalisation de l’amazigh. L’amazigh commun représente la base structurelle commune aux grammaires des dialectes régionaux; à cette base commune sont ajoutés le vocabulaire nouveau, la terminologie et le lexique spécialisé qui font de toutes les façons défaut dans les dialectes.
L’amazigh est ainsi une langue vivante apte à servir d’outil de communication, d’expression et de création à l’ensemble de la communauté nationale. Par ailleurs, la prétendue opposition entre «les études académiques» et «la richesse dialectale» est contre-productive et c’est un non-sens car la langue et le dialecte peuvent également bénéficier de la recherche scientifique. Disons-le clairement, le travail scientifique et académique est une condition sine qua non de l’habilitation de l’amazigh si l’on veut que cette langue jouisse pleinement de son statut de langue officielle. Ceci étant, il est évident que les dialectes et les parlers arabes et amazighs ne risquent pas de tomber en désuétude tant que les gens continueront à les parler, tant qu’ils choisiront de créer dans les dialectes de la poésie, de la chanson, du théâtre, du cinéma… et c’est le meilleur moyen de ne pas en faire des pidgins dénaturés. Du reste, le schéma langue standard véhiculaire-langues vernaculaires est un schéma qui existe sous tous les cieux.
 
A quand un lexique de l’amazigh usuel qui intègre les notions et les néologismes politiques, sociaux, économiques, technologiques modernes?
La création lexicale  en matière de vocabulaire politique, administratif et technologique relève de la recherche académique menée au sein de l’IRCAM depuis son lancement en 2002. Encore une fois, ce travail est absolument nécessaire. Il existe d’ores et déjà des lexiques des médias, de l’éducation, de la géologie, de la grammaire et de la géographie. Le lexique administratif, celui de la critique littéraire et de l’audiovisuel sont sous presse. Un dictionnaire général est aussi en voie de réalisation. Ces lexiques sont des références dont il convient d’assurer l’implantation dans les milieux professionnels et parmi les usagers de la langue et ce à travers les médias et par le moyen des industries créatives.

Quelles perspectives pour l’action de l’IRCAM à court et moyen termes ?
L’IRCAM, qui est une institution soumise à l’obligation de résultats, travaille dans le cadre d’un plan stratégique et sur la base de plans d’actions portant sur les axes suivants : (i) la recherche action dans les  domaines de la langue, de la littérature, de la culture matérielle, de la traduction et des expressions artistiques, (ii) l’éducation et la formation, (iii) l’édition et (iv) le rayonnement et la communication. Dans le contexte de l’officialisation de l’amazigh, le focus devra être mis sur la langue afin d’en faire un outil de communication et de création qui assure de manière effective les fonctions de langue officielle conformément aux dispositions de la Constitution et notamment aux lois organiques afférentes. D’où la priorité accordée à l’aménagement de la structure de la langue, ce qui devrait conduire à produire des lexiques spécialisés et des dictionnaires généraux. Mais, faut-il le rappeler, l’efficience du produit du travail de l’IRCAM sera tributaire avant tout de la volonté politique de l’Etat, de l’effectivité de l’engagement des départements institutionnels idoines et du degré d’implication et de conscientisation des groupes et des communautés concernés directement par le devenir de la langue et de la culture amazighes.