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Entretien avec Bruno Patino, président de la chaîne Arte : L’adoption de l’IA dans l’éducation creusera les inégalités dans l’accès à l’information

© D.R

Un peu plus d’un an après sa sortie (novembre 2023), Chat GPT impressionne tous les observateurs. À l’intersection de l’informatique, des données massives et de l’apprentissage automatique, l’intelligence artificielle redéfinit les paradigmes des industries, de la médecine à l’éducation, et façonne les fondements de notre avenir. Cette ère de transformation promet des avancées sans précédent tout en posant des défis éthiques et pratiques majeurs. Enseignant en géopolitique, notre journaliste s’interroge sur les répercussions possibles dans le domaine de l’éducation en rencontrant cinq experts. En plein cœur de l’évolution numérique, le Maroc se trouve à la croisée des chemins, entre tradition et innovation. Bruno Patino, président de la chaîne Arte et fervent analyste des médias, nous honore de son regard aiguisé suite à la sortie de son essai percutant, Submersion. Comment l’intelligence artificielle façonne-t-elle l’avenir de l’éducation au Maroc ? Quelles perspectives pour les étudiants marocains dans cette révolution silencieuse ? Découvrez les réponses de Bruno Patino et explorez avec nous les implications de l’IA pour notre système éducatif dans une interview qui promet d’être aussi éclairante qu’inspirante.

ALM : Face aux intelligences artificielles comment éviter de nous auto-asservir «avec gourmandise et insouciance, orgueil et témérité» ? 
Bruno Patino : Je pense d’abord qu’il n’y a pas de déterminisme, la technologie n’a pas créé l’utopie. Ce qui se passe en ce moment est très dysfonctionnel mais ce n’est pas la dystopie totale. En revanche, l’utopie d’horizontalité absolue est terminée : il y a à la fois une centralisation et une privatisation d’Internet, dans les mains d’un petit nombre d’acteurs.
Maintenant, on constate que les téléphones portables sont omniprésents, nous touchons nos téléphones environ 600 fois par jour. La relation humaine peut être en danger dans cette submersion, il y a très clairement quelque chose qui émerge autour de la qualité des relations humaines. Le smartphone amène à la fois la connexion permanente. Vous ne pouvez pas utiliser un média à tout moment de la journée, vous allez vers lui. Tout d’un coup, cette connexion permanente a la capacité de nous solliciter. 41% des Français consultent leur téléphone portable pendant la nuit, ce sont des «veilleurs sentinelles». Avec la connexion permanente vient l’accessibilité absolue d’un certain nombre de choses. Cet endroit qui rend tout accessible a les moyens de vous solliciter et donc de vous envahir. Notre temps et donc nos données commencent à avoir énormément de valeur car potentiellement commercialisés 24h/24.
Pour éviter de nous auto-asservir justement, nous devrions pouvoir être en mesure de faire des choix. Permettre cette manifestation de la liberté humaine qui écrit la feuille de route des médias, plateformes, institutions, de tous ceux qui font profession de médiateur dans un très grand nombre de domaines, et notamment dans ceux de la culture, de l’information et du divertissement.
Cela pose très précisément la question de la «découvrabilité», c’est-à-dire l’art d’être trouvé alors que l’on n’est pas cherché. A l’heure de la submersion, c’est un vrai défi technologique, notamment pour les médias, plateformes et institutions culturelles. Il faudrait d’un côté pouvoir réduire l’amplitude de ce qui est proposé, tout en contextualisant la démarche, en expliquant les alternatives. Je l’écris dans mon dernier ouvrage, peut-être qu’annoncer clairement le temps que demanderont la lecture, le visionnage, l’écoute, l’utilisation de ce que l’on offre constitue une piste supplémentaire, qui éclaire sur les conséquences de choix en termes de «temps consacré à».

Selon vous, faut-il penser des écoles sans écran ? 
Je crois que dans le contexte que je viens d’évoquer, l’éducation est centrale. Elle se doit d’être à la fois préventive et pédagogique. Je plaide dans mon dernier ouvrage pour l’éducation au discernement. On va devoir naviguer dans la submersion et on ne pourra jamais empêcher la «weaponisation» de l’information. Même si on arrive à bien réguler les IA de confiance, d’autres IA «sales» seront en circulation. Je crois donc qu’un des axes majeurs est la construction du discernement.
Les enfants vivent aujourd’hui dans un monde où ils sont exposés à un flot d’images et d’informations où le vrai et le faux se mélangent, se confondent. D’ailleurs, selon l’étude Ipsos x Médias en Seine sur le rapport des jeunes à l’information, 94% des jeunes de 16 à 30 ans utilisent quotidiennement au moins un réseau social ou un média en ligne pour s’informer sur l’actualité. Instagram est le plus souvent utilisé (48% l’utilisent au moins une fois par jour), devant YouTube (42%) et TikTok (36%).
Penser que nous pouvons nous y opposer ou les protéger à tout moment est, je pense, illusoire. En revanche, je suis convaincu que nous pouvons agir en leur donnant des clés de compréhension et donc de discernement, notamment sur ce qu’est une information, un fait, une source…
Dans le même temps, je crois que le rapport à l’image a énormément changé, la distanciation ne se fait pas de manière intuitive de l’écran. Je suis assez défavorable à l’école connectée en permanence mais je pense aussi qu’imaginer une école sans écran est désormais illusoire.
Je crois que l’éducation ne se limite pas à la technologie, et il est essentiel de préserver les aspects fondamentaux de l’interaction humaine, de la créativité, de la pensée critique. Et il est vrai que réduire les écrans pourrait de toute évidence offrir un environnement propice à la concentration, à l’échange direct entre enseignants et élèves, et à la découverte, je dirais sensorielle, sensible, du monde qui nous entoure.
Il est d’ailleurs très étonnant de voir la rapidité avec laquelle les enfants comprennent le contexte dans lequel intervient une information et ainsi peuvent le mettre à distance. La régulation et l’action de la puissance publique sont, en ce sens, essentielles. L’objectif devrait être de tirer parti des avantages des technologies (et ils sont nombreux !) tout en minimisant les potentiels risques afférents.

Quels sont les enjeux éthiques et les limites de l’utilisation de l’intelligence artificielle dans l’enseignement et la création artistique ? 
L’arrivée de l’IA n’est qu’une étape supplémentaire dans un mouvement d’accélération générale et de profusion des contenus déjà bien engagé. Cette production massive, ce partage massif, paradoxalement fragmente l’ensemble des corps sociaux, des pratiques, des contextes.
L’adoption de l’IA dans l’éducation creusera très probablement les inégalités déjà présentes dans l’accès à l’information : tout le monde ne pourra pas se payer les technologies nécessaires, et tout le monde ne saura pas s’en saisir efficacement. Les questions de responsabilité et de transparence des algorithmes dans l’enseignement constituent également un défi certain.
Dans le domaine de la création artistique, se posent notamment les questions de droits d’auteur, d’attribution et de propriété intellectuelle des œuvres générées par des systèmes d’IA… Les biais esthétiques et culturels sont évidemment présents aussi. Mais je crois que l’enjeu crucial qui se joue dans le domaine de la création artistique, et plus généralement le domaine culturel, est celui de la découvrabilité.
Tout l’enjeu réside dans l’acculturation, dans la formation à un usage raisonné des outils d’IA. Je ne suis pas aux manettes de la construction des politiques publiques et des orientations prises dans le domaine de l’éducation, mais je pense qu’il est absolument crucial d’investir dans les compétences numériques et l’éducation aux médias et à l’information, pour renforcer tout à la fois la pensée critique, les compétences permettant de comprendre véritablement l’utilisation et les implications des systèmes d’IA, mais aussi en vue de combattre la désinformation, la mésinformation et les inégalités qu’accroissent les outils numériques.

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