Entretien

Moncef Kettani : «La TPE a besoin d un porte-parole au sein du gouverne-ment pour la défendre»

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ALM : Quel diagnostic faites-vous de la TPE marocaine?
Moncef Kettani : La TPE marocaine est à l’agonie. Les causes sont multiples. Citons, de prime abord, la marginalisation qui dure depuis l’indépendance et qui résulte de plusieurs éléments structurels et politiques. La TPE souffre également de la négligence de sa capacité à créer de la richesse et de l’emploi. Nous observons une méconnaissance totale de ce tissu économique. On a toujours considéré que la TPE n’a pas besoin de structure de veille. Par ailleurs, aucun programme cohérent n’est établi pour tirer la TPE vers le haut. Ce secteur va vers la dérive. Nous comptons aujourd’hui près de 3 millions d’unités de production hors secteur agricole, dont 1.400.000 artisans et 900.000 commerçants.

Identifiez-nous les besoins des opérateurs de ce secteur…
Ces gens sont dans la précarité. Ils ont essentiellement besoin de couverture sociale, d’assurance maladie et de caisse de retraite. Les opérateurs de TPE n’ont ni de garantie sur leurs outils de production ni de sécurité pour leur vie de tous les jours. Ils sont totalement coupés de la réalité économique telle qu’on la définit de «secteur formel». En effet, la TPE est actuellement dans l’informel. Ses acteurs vivent en marge de la société et subissent toutes les pressions de ceux qui essayent de profiter de la faiblesse de ce tissu. Ce sont des gens malmenés qui vivent en stress permanent et n’ont d’autres ressources pécuniaires que leurs activités.

Qu’est-ce qui résulte de cette situation?
L’anarchie totale. L’Etat n’ayant pas protégé cette population de petits entrepreneurs, on a vu émerger le désordre total, en l’occurrence la prolifération des marchands ambulants et du phénomène des «ferracha». Ce phénomène a commencé à s’amplifier faute de politique nationale en matière d’accompagnement de la TPE.

Qu’en est-il de la compétitivité?
La concurrence déloyale tue ce secteur. À titre d’exemple, certaines pratiques artisanales sont en voie de disparition. Des produits issus de l’Asie, à des prix défiant toute concurrence, sont désormais importés par des commerçants qui sans respect mettent fin à un patrimoine de plusieurs siècles et sans que personne en parle. Le commerce souffre également, notamment à travers la présence de monopoles puissants. Ce qui désole le plus c’est qu’aucune politique sérieuse n’est mise en place pour arrêter cette hémorragie.

Quels sont, dans ce sens, les défis à relever?
Notre grande bataille est de faire entendre notre voix aux décideurs. Nous lançons un appel à la conscience politique afin de mettre le point sur le danger auquel est exposée la TPE. Le challenge est de mettre en place une politique qui nécessite une structure d’accompagnement, un fonds étatique de mise à niveau de la TPE et même un département ministériel dédié à la TPE à l’instar de tous les autres secteurs économiques. La TPE a besoin d’un porte-parole au sein du gouvernement qui œuvre à la promouvoir en tant que source de richesse et la situer dans un processus structuré. Quand on commence à affiner et analyser par secteur on découvre des choses aberrantes et on ne comprend pas pourquoi l’État reste les bras croisés face à une situation pareille.

De nos jours, la TPE tient une place importante dans le discours économique et se place au cœur des préoccupations de certains opérateurs puissants, notamment la CGEM…
Peut-être pour des raisons politiques, mais la CGEM ne représente aucunement la TPE. On veut bien que la Confédération nous aide avec sa réflexion, or elle ne connaît pas les spécificités de ce tissu. La CGEM doit s’occuper de ce qu’elle sait faire. Au niveau de l’UGEP on a toujours défendu la TPE en tant que mine d’or. Elles sont 3 millions d’entreprises qui produisent de la richesse. Si on les aide à entrer dans un circuit formalisé, la TPE contribuera à la consolidation d’une économie solide tissée par le bas. Cela est indestructible car il constitue le pilier d’une économie réelle. En développant un bon réseau d’artisans et de commerçants on va aider la TPE à se mettre à niveau. N’ayant pas de ressource énergétique, il n’est pas question d’ignorer la richesse de la TPE et les efforts indéniables d’opérateurs économiques qui agissent tous les jours. Malheureusement, il y a un problème de cohérence de politique autour de la TPE. Si on ne prend que le plan Rawaj qui vise à moderniser le commerce, l’artisan n’a pas accès à ce programme. Et qui dit artisan dit toute personne qui produit manuellement. Cela va d’un fabricant de babouches à un boucher, etc.

Comment atteindre ces objectifs escomptés?
Tout simplement en engageant des politiques d’accompagnement de la TPE qui peuvent sauver les caisses de l’État. Si les 3 millions de TPE adhèrent à la CNSS et à une  caisse de retraite, ces deux organismes pourront élargir leurs assiettes de façon incroyable. Même constat pour les impôts. Si la TPE ne rapporte que 2 milliards par an, à moyen terme elle rapportera dix fois plus, voire 20 à 30 milliards de dirhams. Il faudra par ailleurs situer ces objectifs sur une durée déterminée variant entre 15 à 20 ans, avec une absorption de 150.000 TPE par an.

L’État et le GPBM ont mis en place récemment un outil facilitant l’accès au financement aux TPE. Qu’en pensez-vous?
«Daman express» est une démarche louable. La question que je me pose : est-ce que vous voyez un banquier recevoir un artisan ? Ils n’ont partagé ni le même langage ni les mêmes références. Si «Daman express» doit exposer directement l’artisan et le banquier sans qu’il y ait un intermédiaire au moins moral, à savoir une association, ce produit frôlera l’échec tout comme les autres produits mis en place précédemment, en l’occurrence Moukawalati. L’UGEP a pris pour mission de vulgariser ce produit auprès des représentants de TPE et de les informer de tous ces détails. Il faut intégrer un circuit associatif entre la banque et les TPE afin d’élaborer leur business plan, de les préparer pour cet engagement et surtout de lever la confusion et leur faire savoir qu’il s’agit d’un prêt à rembourser et non pas d’une garantie de l’État.