Il est désormais établi que Abbas El Fassi a couvert l’arnaque des 30.000 emplois. Le ministre sortant savait, dès le mois de juin 2002, que cette fameuse opération n’était qu’une fumante escroquerie. Mais il n’a rien entrepris pour stopper cette mascarade. Par courrier daté du 3 juin 2002, la direction des Affaires consulaires et sociales du ministère des Affaires étrangères et de la Coopération a transmis au ministre Abbas El Fassi copie de la lettre émanant de l’ambassadeur du Maroc au Kenya, Mohamed Chraïbi, au sujet du scandale des 50.000 emplois fictifs d’Al Najat dans ce pays africain (voir lettre). Il y a aussi sur le même sujet la correspondance datée du 5 juin, signée par Abdallah Azmani, l’ambassadeur du Maroc aux Émirats arabes Unis et celle de l’ambassade du Maroc à Washington.
Lorsque Abbas El Fassi était l’invité de l’émission Fi Al Wajiha sur 2M le 20 juin, il savait donc tout puisqu’il avait déjà reçu ces courriers qui le mettaient clairement en garde contre les agissements de l’agence émiratie. Or, lors de son passage télévisé avec Malika Malek, M. El Fassi s’était mis dans la peau de quelqu’un qui ne savait rien. Mieux, on a vu le ministre, sans ciller, se lancer dans un plaidoyer appuyé du dossier des 30.000 emplois à bord de bateaux de croisière en brandissant des documents dont un chèque de garantie signé en blanc ( en vérité un bout de papier sans aucune valeur) remis par Al Najat à l’Anapec. Et puis, M. El Fassi ignorait-il que les chèques de garantie, même s’ils sont censés garantir une transaction en bonne et due forme, sont interdits par la loi marocaine et leurs auteurs passibles de 5 ans de prison ? Tout à sa lancée, le leader de l’Istiqlal a même encensé Al Najat qu’il a présentée comme “une société très dynamique dans nombre de pays et qui désire trouver de l’embauche à la jeunesse marocaine“. Et lorsque Abbas El Fassi a affirmé que “ nous avons des services de sécurité qui sont censés nous protéger contre toute tentative de fraude ou escroquerie économique“, qui cherchait-il à tromper? Faisant allusion aux enquêtes que Aujourd’hui Le Maroc a réalisées sur cette scabreuse affaire dès le mois d’avril 2002, l’invité de 2M s’est permis de s’attaquer en direct à notre publication en des termes peu amènes : “ Un journal francophone paraissant à Casablanca a fait de cette affaire son cheval de bataille. Je ne sais pas qui lui dicte ces articles. On dirait qu’il veut semer la zizanie dans le pays“. Comme dirait Lénine, les faits sont têtus. Qui est en train de susciter des troubles et du désarroi ?
En fait, Abbas El Fassi a raté une occasion inespérée de faire de sa prestation sur 2M un moment de vérité en reconnaissant en direct qu’il avait été induit en erreur dans cette affaire et que les 30.000 emplois n’étaient qu’une chimère. Un tel aveu, même douloureux, l’aurait grandi aux yeux des Marocains et les dégâts auraient été limités. Mais Abbas El Fassi s’était définitivement enfermé dans une bulle qui ne lui permettait pas de voir au-delà d’un seul et unique horizon : les élections. Si son mea culpa à quelques mois des législatives est susceptible d’entraîner une éventuelle débâcle de son parti aux élections, entretenir l’illusion de travailler chez des milliers de victimes peut par contre servir son parti en campagne électorale. Récolter le bénéfice politique coûte que coûte plutôt que de faire marche arrière et de prendre ses responsabilités. C’est le calcul ou le raisonnement qu’a fait certainement Abbas El Fassi qui dès lors s’est enfermé lui-même. Le mensonge, c’est connu, a la vie courte. Et puis, on ne joue pas impunément avec l’espoir des gens.
Maintenant quel est le rôle du directeur de l’Anapec dans cette histoire à dormir debout? Le comité ad hoc chargé de faire la lumière sur l’affaire de l’Anapec (c’est son nom) a interrogé Chafik Rached. Composée des représentants de la Justice, de l’Intérieur, de la Cour des comptes, de la Santé, de l’Économie et des Finances, de l’IGF et de la primature, cette commission dont les travaux ont démarré le 7 octobre a rendu ses conclusions au Premier ministre vendredi 11 octobre. N’était le caractère dramatique de la situation, le montage de toute cette opération se prête au rire. D’abord, le mémorandum d’entente de trois feuillets signé, le 18 février 2002, entre le directeur général de l’Aanpec et le directeur marketing de Al Najat Marine Shipping LLC, Shahul Hameed Salim. Il suffit d’y jeter un coup d’oeil pour réaliser qu’il s’agit d’un contrat de complaisance (voir traduction). Rédigé dans un mauvais anglais, ce document très alambiqué par certaines de ses clauses ressemble à un marché de dupes.
En contemplant attentivement les articles 4, 5, 6 et 7, on se rend compte d’une grosse faille qui a échappé à la vigilance de notre directeur général. Il en ressort globalement que l’opération de recrutement commence à partir du 31 juillet et s’achève le 15 septembre. Dans un autre article (8), il est stipulé que l’Anapec ne peut réclamer quoi que ce soit à Al Najat concernant son projet d’embauche au Maroc avant le 30 août. Cette date annule en fait celle du 31 juillet. Ce qui signifie que le processus de recrutement est censé être bouclé dans un délai de deux semaines (du 30 août au 15 septembre). D’où la question : comment est-il possible de préparer la logistique nécessaire relative au déplacement de 30.000 individus à l’étranger ( sélection des candidats retenus par les sociétés de croisière, préparation, signature et légalisation des contrats, formalités des visas, billets d’avion) en l’espace de 15 jours ? Rien que pour le convoyage de cette armée, la flotte aérienne la plus puissante et la mieux organisée au monde ne saurait y faire face dans un laps de temps aussi court… La RAM, elle, est disqualifiée d’office à moins qu’elle n’appelle à la rescousse des compagnies étrangères. Le monde entier a failli assister au débarquement le plus spéctaculaire et le plus rapide de l’histoire, avec des ponts aériens dans tous les sens…
Chafik Rached était-il conscient au moment de la validation de ce contrat unique à tout point de vue ? Un responsable sensé peut-il accepter de livrer 30.000 de ses concitoyens à l’aventure sans qu’il sache au préalable où ils vont et sans qu’il n’ait la moindre idée sur l’identité des employeurs potentiels ? C’est comme si un futur propriétaire d’une maison signe un compromis de vente sans qu’il prenne la peine de connaître le nom du promoteur. “Et si ces milliers de Marocains étaient en fait destinés non pas à travailler à bord de paquebots mais à alimenter à leur insu l’armée des combattants terrorsites d’Oussama Ben Laden“?, fait observer, goguenard, un observateur des tribulations de l’Anapec.
Certains membres de la commission ont testé les connaissances en anglais du capitaine Chafik Rached. Figurez-vous, il s’est avéré que l’intéressé ignorait le sens de certains mots contenus dans le contrat. Cela ne l’a pas empêché pour autant d’apposer sa signature en bas du document alors qu’il aurait pu exiger que le contrat soit confectionné en français ou en arabe. Ce n’est pas la moindre négligence dont il s’est rendu coupable. Plus grave encore, M. Rached n’a pas consulté auparavant les juristes du ministère de l’Emploi et la direction des Affaires juridiques et des traités du ministère des Affaires étrangères. M. Rached n’a pas non plus soumis cette affaire à l’appréciation du conseil d’administration de son agence dont la convocation se fait du reste sur la demande du ministre de l’Emploi. Pourquoi Abbas El Fassi a-t-il omis de le réunir pour débattre de cette belle opportunité d’embauche? Par ailleurs, M. El Fassi n’a pas inscrit cette question à l’ordre du jour du conseil du gouvernement où elle n’a jamais été discutée. Le leader de l’Istiqlal croyait peut-être tenir une divine offre d’emploi dont il a tenu a faire profiter, politiquement et électoralement, son seul parti, il s’est retrouvé pris au centre d’une grosse fable, une pure arnaque. Eu égard à la gravité de ce scandale et de l’ampleur de ses conséquences sociales, Il appartient désormais à la justice de s’y intéresser. Objectif : faire la lumière sur une affaire scabreuse et déterminer les responsabilités des uns et des autres dans ce scandale politique et social.