Ilias Elomari n’en démord pas. Il persiste et signe. Pour lui, l’Espagne est coupable de crimes contre l’humanité lors de la Guerre du Rif (1921-1926) qui a fait plusieurs milliers de victimes- pour avoir utilisé des armes chimiques contre les populations de cette zone du Maroc. Le président de l’Association de défense des victimes de la guerre des gaz toxiques au Rif est passionné par cette affaire très sensible. Il ne parle que de ça. Depuis la création en 1999 de cette association avec quelques amis de la région, il a essayé par deux fois de convoquer à El Hoceïma une conférence internationale à ce sujet. La première en avril 2001 et la deuxième récemment en janvier 2002. Sans résultat pour le moment.
En raison de l’interdiction des autorités marocaines qui a frappé cette initiative, jugée, selon toute vraisemblance, politiquement et diplomatiquement non correcte. La thèse de l’usage de gaz toxiques par l’armée espagnole n’a jamais été admise officiellement. Le secret total a longtemps entouré ce dossier avant que deux chercheurs allemands, Rolf-Dieter Müller et Rudibert Kunz, ne s’y intéressent en publiant en 1992 un livre d’investigation à ce sujet qui sera traduit quatre plus tard en arabe. Les conclusions de l’enquête sont accablantes. Sans appel. Elles fourmillent de détails sur cette période de l’histoire contemporaine. Les scientifiques en question sont partis d’un constat : la plupart des habitants de Nador souffrent depuis plusieurs décennies d’un cancer du larynx qui a fait et continue de faire plusieurs victimes parmi les civils.
Pourquoi cette région précisément et non pas une autre du pays qui est atteinte ? Existe-t-il un lien de cause à effet entre cette pandémie et les agissements passés de l’Espagne dans le Rif ? Une chose est sûre : Il est maintenant connu que Madrid et Berlin avaient signé en 1923 une convention, tenue alors secrète, en vertu de laquelle l’Allemagne s’engage à fournir à l’Espagne un gaz chimique baptisé Lust.
À cette époque-là, l’armée espagnole s’enlisait déjà dans le bourbier rifain, confrontée à une résistance des plus farouches, menée par Abdelkrim Al Khattabi (1881-1963). Il fallait le pousser d’autant plus à capituler que ce héros national a infligé en 1921 une défaite cinglante aux troupes espagnoles lors de la bataille mémorable d’Anoual. Humiliés au plus profond d’eux-mêmes, mus par une vengeance aveugle, ces derniers, soutenus par un commandement militaire français, ont dû recourir au gaz expérimental meurtrier en 1925 et 1926 fabriqué donc par l’Allemagne nazie. Abdelkrim Al Khattabi, au courant de cette expérimentation criminelle, avait attiré l’attention de la Croix Rouge internationale sur l’usage de ce gaz toxique interdit pourtant par les conventions internationales. En vain. Les habitants du Rif transformés malgré eux en cobayes par l’irresponsabilité d’un occupant arrogant et par la complicité de puissances européennes.
Il n’y a pas une famille dans la région rifaine qui ne porte pas le deuil d’un père, d’une mère, d’un frère ou d’une cousine…Tous décimés, souvent dans la fleur de l’âge, par le cancer. Les familles sont inconsolables de la disparition mystérieuse des leurs. N’ont qu’un seul désir : connaître la vérité sur cette tragédie. Dans les années 20, les gens crevaient subitement sans que l’on sache de quoi. Le mal, non identifié, a été appelé “Akhenzir“ (saloperie) dans le dialect local. On ne savait pas alors qu’il s’agissait du cancer. Pour M. Elomari, la région nord du pays représente près de 60% des cas de cancer du Royaume, de même que la mortalité infantile due à cette maladie est particulièrement élevée dans cette partie du Maroc. On est glacé d’effroi devant une telle hécatombe qui a également rejailli sur l’environnement local. En effet, certaines terres sont biazrrement arides. Rien n’y pousse, sauf des pierres.
Faut-il imputer tout cela au comportement de l’Espagne lors de la Guerre du Rif ? Les membres de l’association en ont la quasi-certitude à défaut d’en posséder des preuves irréfutables. En voulant organiser une conférence internationale à El Hoceïma, cette association cherchait justement à faire la lumière sur cette affaire d’une extrême gravité en mettant à contribution des scientifiques, des universitaires et des chercheurs marocains et étrangers. Trois membres du gouvernement actuel, le ministre des Affaires étrangères Mohamed Benaïssa, Mohamed El Yazghi de l’Environnement et son collègue de la Santé Thami El kyari, ont confirmé leur participation à cette manifestation avortée. L’avocat Jacques Vergès était également attendu, ainsi qu’un représentant d’Amnesty International. Le professeur Gueddari, directeur de l’institut national d’oncologie, devait intervenir à cette occasion pour livrer des chiffres sur le taux du cancer dans le Rif par rapport au Maroc.
Ilyas Elomari, quant à lui, n’est pas découragé pour autant. Il compte aller jusqu’au bout afin de tirer au clair une histoire à la fois troublante et bouleversante. Le dossier des ravages de la Guerre du Rif ne fait que commencer.