Couverture

Serfaty : «On ne se réconcilie pas avec son tortionnaire»

© D.R

ALM : Toutes les forces vives du pays, avec à leur tête SM le Roi, sont unanimes pour tourner la page du passé avec ses violations des droits de l’Homme. Est-ce que la manière avec laquelle le problème est abordé est appropriée aux fins affichées ?
Abraham Serfaty : Dans l’ensemble, je dirais que oui. Cependant, j’ai tout de même des remarques à faire. D’abord le titre même « Instance Équité et Réconciliation » n’est pas tout à fait juste. J’aurais opté pour la même appellation qu’en Afrique du Sud post-apartheid et qui est « Vérité et justice », même si la comparaison est un peu déplacée, puisque là-bas, il y avait la guerre entre deux communautés, mais je parle dans la mesure où une poignée de gens tenait tout le pays en laisse. Car, voyez-vous, on ne peut jamais se réconcilier avec les tortionnaires, je ne vois pas comment je me réconcilierais avec quelqu’un comme Driss Basri par exemple. On peut, certes, passer sur les petits subordonnés qui ne faisaient qu’exécuter les instructions, mais pas les chefs. Cela me renvoie vers l’après-Deuxième Guerre mondiale lorsqu’en France, on avait appliqué à l’égard des chefs tortionnaires la peine dite « indignation nationale » qui privait carrément les concernés des droits civiques, ils n’avaient plus le droit de participer à la vie politique. C’est ce qu’il faudrait faire avec nos tortionnaires, mais bien évidemment sans se laisser influencer par l’esprit de vengeance et de règlement de comptes personnel. Je pense que chacun des témoins doit situer les responsabilités au niveau de la nation marocaine tout entière. Cela ne veut pas dire qu’il faut passer sur les outrances et les excès des chefs tortionnaires.
Quelqu’un comme Kaddour El Youssfi doit certainement payer pour les innombrables violations gratuites qu’il avait commises. Ce qui ne signifie pas pour autant qu’il faut que ce genre de type aille en prison par exemple, car cela n’apporterait rien aux victimes. En revanche, on ne doit pas permettre aux tortionnaires attitrés de rester des citoyens marocains à part entière, en les sanctionnant de « l’indignité nationale ».
En optimisant et en supposant que les choses se dérouleraient de façon positive, pensez-vous que l’impact serait pour autant positif pour l’avenir du pays ?
Je pense qu’il serait positif sur l’opinion nationale et internationale, mais à condition que les barrières soient levées sur les noms des responsables. Je crois que l’on à rien à craindre de dévoiler la vérité entière, et ceux qui rechignent à dévoiler les noms seraient indirectement des complices. On n’a pas deux camps au Maroc car 99,9 % au moins de la population marocaine veulent la vérité. Je n’insinue pas qu’il s’agit d’étaler des centaines de noms de petits tortionnaires, je parle des chefs. Lorsque l’on porte des jugements sur le règne Hassan II, on ne doit pas considérer Driss Basri comme un simple exécutant, car il avait une marge considérable d’action selon sa propre vision, ce qui réduit impérativement la responsabilité du Roi défunt sur le dos duquel on essaye de tout coller. Basri était pour ainsi dire, l’âme damnée du régime Hassan II.
Il se peut que certains hauts fonctionnaires accusés sont toujours présents sur la scène officielle, comme il se murmure dans les coulisses ?
On n’a pas à le dire dans les coulisses, il faut les dénoncer publiquement. D’ailleurs je crois que les principaux chefs tortionnaires ont été écartés du pouvoir depuis l’événement du nouveau règne, et ne sont donc visés qu’une dizaine de personnes. Je tiens à rappeler que les choses se sont détériorées à partir de 1963, mais ce qui s’est passé entre 1956 et 1960 était encore plus compliqué. Ce qui ne veut pas dire que Mohammed V était impliqué dans les fameuses liquidations et dérapages post-indépendance, mais il était certainement influencé par Oufkir à travers son fils Hassan II qui avait une confiance aveugle dans cet officier issu de l’armée française. Oufkir était l’âme damnée du Prince Héritier Moulay El Hassan.
Vous n’êtes peut-être pas satisfait de l’IER ?
Au contraire, je me félicite le plus sincèrement du monde de la création de cette instance dont la plupart des membres sont des amis à moi et il y a même parmi eux des gens avec qui j’ai fait la prison. J’ai une totale confiance en MM. Driss Benzekri et Salah El Ouadie qui font leur travail de la manière la plus honnête. Je conteste seulement le terme « réconciliation », car je le répète, on ne peut pas se réconcilier avec un tortionnaire. Ceci, tout en demandant aux victimes et leurs proches de calmer leurs ardeurs personnelles et toute tendance vengeresse.
On n’a pas à craindre quoi que ce soit, on ne peut être crédible aux yeux de l’opinion qu’en disant la vérité et l’impact n’en serait que plus positif sur la démocratie prônée par notre pays.
Ce serait bénéfique pour la santé politique du pays, car tant qu’il reste un flou qui plane, tant que la lumière n’est pas faite, on n’aura rien gagné. On part sur des bases saines, mais on ne dit pas la vérité jusqu’au bout. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les choses continuent de traîner sous le coup de l’hésitation. Le fait de ne pas citer les noms des concernés sous crainte de tomber sous la diffamation ou l’absence de preuves tangibles comme l’avancent certains organes de presse serait plus décrédibilisant. Ils ne sont qu’une dizaine tout au plus (les chefs tortionnaires) ceux à cause de qui le processus de la vérité jusqu’au bout est bloqué.
En tant qu’ex-détenu politique, pouvez-vous nous parler de votre propre cas dans ce processus de vérité jusqu’au bout ?
Je ne me suis pas réconcilié avec Driss Basri, ni avec la monarchie des années 60/80. Mais on doit aller vers l’établissement d’une démocratie forte et irréversible. Malheureusement, les structures politiques actuelles doivent se mettre à niveau avant de pouvoir revendiquer quoi que ce soit. Je profite de l’occasion pour me féliciter de l’accord récent des factions de gauche.
Cela va dans le sens de la gauche radicale, mais qui soit respectueuse des institutions de l’Etat et qui devraient être en même temps le moteur du progrès du pays, si l’on veut aboutir à une monarchie à l’européenne où les gens choisissent démocratiquement leurs gouvernants.

Articles similaires

ActualitéCouvertureUne

Climat des affaires : la Banque Mondiale liste les points forts du Maroc

Business. Le Maroc affiche des scores importants dans le nouveau rapport de...

CouvertureEconomieUne

Voici pourquoi S&P maintient à positive la note du Maroc

L’agence de notation financière américaine annonce une croissance plus forte grâce aux...

ActualitéCouvertureUne

Stratégie énergétique : Le parlement fait le point

Capacité installée, infrastructures, investissements, échéances…

ActualitéCouvertureUne

Stabilité économique et force institutionnelle : La politique du Maroc concluante

Moody’s maintient la notation Ba1 du Maroc, tout en soulignant sa stabilité...

Lire votre journal

EDITO

Couverture

Nos supplément spéciaux