«Que Dieu épargne à tout bon croyant les tracasseries des tribunaux », dit l’adage marocain. Mohamed, accompagné de sa fille en instance de divorce, préfère aujourd’hui un « arrangement à l’amiable» avec son beau-fils, aux incessants allers-retours entre son chez-lui et le tribunal. «Si je savais que j’allais en venir là, je n’aurais jamais tapé aux portes de ce tribunal», dit-il. Et d’ajouter, dépité : « Cela fait un an que je traîne, ici, le pas. Ce n’est que maintenant que le verdict sera prononcé». «Ici», c’est le Tribunal de famille de Casablanca. Situé au quartier des Habous, ce tribunal donne, à première vue, l’impression d’une forteresse imprenable. Un important dispositif de contrôle fait le pied de grue à la porte. «On doit tout filtrer à l’entrée, l’accès est permis seulement aux personnes concernées», tranche un agent de sécurité. Cette nouvelle mesure, un juge, qui a requis l’anonymat, l’attribue à l’exiguïté du tribunal. «Ce tribunal ne peut même pas contenir le déferlement des plaignants, de plus en plus nombreux, à plus forte raison leurs familles», explique-t-il. Et de renchérir : «Depuis deux ans, le taux d’affluence enregistré a presque triplé». Les plaintes, aussi. On peut donc penser que, dès l’entrée en vigueur du nouveau Code de la famille, le nombre de litiges a augmenté. Les derniers chiffres officiels indiquant une baisse du taux de divorce ont-ils alors un sens? «Le taux de divorce a diminué parce que le nouveau Code a ouvert de nouvelles voies de recours», précise notre interlocuteur. Pour faire face à cette nouvelle donne, les juges se voient obligés de déployer des efforts supplémentaires. Pour la majorité des robes noires, le stress est devenu un ennemi tout indiqué. S’agissant des plaintes enregistrées chaque jour, elles seraient une centaine. Et ce n’est pas tout… Concernant les procédures de réconciliation -disposition préliminaire incontournable- elles avoisineraient la cinquantaine. Pour ce qui est des «huis clos», consacrés à l’étude des dossiers, ils s’élèveraient à cinquante. Bien entendu, la liste n’est pas exhaustive. Mais passons, il y a plus grave. Ce « travail de Titan », comme l’a si bien décrit un magistrat, devrait encore se dérouler dans un semblant de «salles d’audience». Seulement 5 (bien cinq) salles pour faire face à la forte pression que subissent les 40 magistrats à pied d’œuvre, et tout le personnel opérant dans ce tribunal. Que faut-il donc envisager pour alléger cette pression ? «La réforme de la Moudawana n’a pas été accompagnée par la mobilisation des moyens nécessaires à sa mise en œuvre», déplore un avocat. L’informatisation annoncée de l’appareil judiciaire n’est toujours pas à la hauteur des attentes. Du côté du tribunal des Habous, les deux ordinateurs censés livrer des renseignements sur les dossiers ne répondent pratiquement pas aux besoins des avocats, a fortiori des centaines de plaignants sur place. «Ce n’est que de la poudre aux yeux!», résume un agent judiciaire déçu que ce projet censé alléger ses charges n’ait pas abouti. Pas plus que l’éternel projet de création d’un site Internet. Interrogé sur ce point, un responsable du tribunal nous a répondu : «Ce site est en cours de préparation». Un manque à gagner d’autant plus incompréhensible que la Justice, contrairement à beaucoup de secteurs, est restée loin à la traîne. Et pourtant, ce n’est plus un «luxe » pour personne. «Nous en avons assez de voir des agents dans le rôle de crieurs publics au sein des tribunaux», s’indigne une nuée de plaignants. Au-delà de l’informatique, plusieurs autres solutions s’imposent pour régler le problème de la congestion. Pour un magistrat, la quarantaine, il faut désormais penser au système de «médiation». Concernant le divorce, la procédure de réconciliation peut être traitée par d’autres intervenants. A cet effet, le rôle des assistantes sociales, ou des sociétés spécialisées, peut être très bénéfique. «Le tribunal doit être le dernier recours pour les plaignants», clame notre interlocuteur. Autre lacune, et pas des moindres, à ajouter à cette longue liste, reste le manque notable de sensibilisation sur le nouveau Code de la famille. Initié dans l’objectif de consolider la « cohésion sociale », cet objectif du nouveau Code n’est pas entendu de cette oreille-là. Un avocat a bien voulu renvoyer dos-à-dos et les hommes et les femmes. En dénonçant la persistance d’une mentalité «phallocratique» au sein des hommes, «qui ont cru à tort que ce nouveau Code privilégie la cause féminine», il a regretté que cet «acquis» soit aussi perçu par nombre de femmes comme une « revanche sur de longues décennies de paternalisme». Pour les uns comme pour les autres, les véritables enjeux de la réforme sont ignorés. En effet, peu sont conscients des résultats encourageants engendrés par la réforme. En dépit des difficultés d’application, ce nouveau Code a permis d’accroître, dans la période s’étalant entre 2004 et 2005, le nombre de mariages (3,48%), engendrant par la même occasion une réduction remarquable de celui des mariages polygames (6,97%). La nouvelle disposition interdisant un deuxième mariage sans l’aval obligatoire de la première épouse a donné ses fruits. Il en va ainsi des divorces accordés à la demande des femmes (el kholaâ) qui ont baissé de 6,34%. S’agissant des divorces consensuels, il y a lieu de signaler, là aussi, une autre «petite révolution». Les «arrangements à l’amiable» ont augmenté de 166,08%. Une hausse qui se veut un indicateur annonciateur de l’émergence d’une philosophie basée sur l’équité et l’égalité des droits entre hommes et femmes. Mais là, il faut admettre que beaucoup de chemin reste à parcourir. «La réforme du Code de la famille devait être accompagnée par une petite révolution au niveau des mentalités», estime un avocat. Or voilà, martèle-t-il, «le rôle des médias n’a pas été à la hauteur». La campagne, lancée au lendemain de la réforme, n’aurait pas touché le commun des citoyens, «il était uniquement question de débats entre journalistes, ou entre acteurs sociaux», regrette-t-il. D’où le flou que beaucoup de citoyens continuent d’entretenir sur la question. Au détriment d’un corps magistral qui, en plus du manque pathétique de moyens, devra également faire face à «une forte résistance au changement». Les médias sont, du coup, appelés à remplir leur rôle dans la sensibilisation du citoyen à l’importance de la réforme, qui n’est pas intervenue «pour faire pencher la balance en faveur d’une partie, au détriment de l’autre». «Compte tenu du taux d’analphabétisme assez élevé au Maroc, les médias en général, et la télé en particulier, sont appelés à s’adresser au citoyen en dialecte, au lieu d’un arabe soutenu, pour garantir une réelle vulgarisation des principes du nouveau Code de la famille», exhorte un magistrat. La réussite de cette réforme, appelée des vœux et luttes des citoyens, dépend non seulement du corps judiciaire mais de la mise en synergie des efforts de tous les acteurs du pays. Le rôle des acteurs sociaux est vivement sollicité pour contribuer à ce travail de vulgarisation. Contactée par « ALM», Me Zhor El Horr, présidente du Tribunal de Famille de Casablanca et membre très actif de la vie associative, nous a indiqué que ce volet figure à la tête de ses priorités . A ce propos, elle nous a annoncé l’organisation, en début juin, d’une rencontre sous le thème «Les questions de la famille dans les médias». A ce titre, il convient de souligner le rôle joué par quelques associations comme l’ADFM ou «Jossour». Cette dernière association a été à l’origine de la création, en 2005, d’un spectacle sur le nouveau Code de la famille, intitulé «Coquelicots». Ce spectacle a été joué dans salles de théâtre, mais aussi les centres pénitenciaires, des usines de textile et autres lieux de travail dans le but d’expliquer le contenu de la nouvelle Moudawana. Ces actes sont certes très positifs, simplement ils restent insuffisants. Une implication générale s’impose…
Quelques entorses flagrantes à la nouvelle Moudawana
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