Lorsque, dans la nuit du lundi 14 au mardi 15 avril 1986, Jean Genet est mort dans un petit hôtel de la place d’Italie au sud de Paris, l’émotion suscitée n’était réellement perceptible que dans un cercle d’initiés et de connaisseurs qui le savaient très malade, depuis le début des années quatre-vingt et qui s’échangeaient régulièrement ses nouvelles, au hasard de ses pérégrinations et disparitions légendaires. Dans le Tout Paris de l’époque, mondain et littéraire, une disparition quasi-simultanée et plus médiatique, dirions-nous, celle de Simone de Beauvoir, cet autre monument de la littérature française et mondiale, grande figure du militantisme de gauche parisien aux côtés de Jean-Paul Sartre dont elle fut la compagne mythique, avait accaparé les feux de l’actualité. Mais cela n’a pas dû trop émouvoir Genet outre-tombe, lui qui fut, sa vie durant, très réfractaire aux lumières artificielles, préférant les dédales ombrageux, les catacombes, humides et fétides, aux feux de la rampe et aux plateaux de télévision, aseptisés et chimiquement parfumés.
Mais, autour de l’Ambassade du Maroc à Paris, l’émotion était forte et très perceptible, les chancelleries de Rabat et de Paris étaient sur la brèche et, toute la journée du mardi allait ployer sous le poids d’un suspens insoutenable. Toute cette fébrilité n’est certainement pas à mettre sur le compte d’un excès d’amour pour la littérature chez nos diplomates. La raison est tout à fait autre. Avec Genet, et c’est son droit absolu, rien n’est finalement très simple : sur son testament, il avait exprimé comme dernière volonté d’être enterré au Maroc. Or, comme chacun sait, il n’y a rien de plus complexe, même dans des cas très « ordinaires », que les procédures de transfert d’une dépouille mortelle d’un pays à un autre. Alors, que dire lorsqu’il s’agit d’un homme, né catholique, ancien prisonnier, homosexuel notoire, traînant une réputation sulfureuse de provocateur, de nationalité française, qui n’a avec le Maroc, un pays arabe et musulman, aucun lien juridique connu pour permettre de répondre favorablement à cette volonté.
Un petit cercle de personnes, influentes et activistes, au nom de l’amitié qui les liait au défunt, qui savaient la valeur que cette volonté représentait pour lui d’être inhumé en terre marocaine, vont se mobiliser et user de tous les canaux possibles afin de faire parvenir cette requête au Roi Hassan II qui y répondit dès qu’elle lui parvint par le biais de certaines personnalités pour lesquelles il avait estime et affection et donna ses instructions en conséquence.
Aux cas spéciaux, des dispositions spéciales : il fut décidé d’aménager pour Genet, au plus près de ses desiderata, une tombe à part, sobre et austère, sur une colline à côté de Larache, là où il aimait tant venir respirer l’air vivifiant de la mer et jouir d’une secrète retraite sentimentale et affective, poignante et douce, qui fait partie de cette intime vérité sienne qu’il aimait tant dissimuler et protéger au voyeurisme des autres. Plus tard, un admirateur indélicat, probablement de cette faune qui a toujours gravité autour du nom, et du nom seulement, de Genet, a arraché la pierre tombale originale, une simple pièce de marbre avec l’inscription : Jean Genet, 1910 – 1986, par fétichisme certainement.
Genet et le Maroc c’est une vieille histoire que ce genre de déconvenues, finalement très terre-à-terre, ne peuvent ni chahuter, ni contrarier. Pas plus d’ailleurs que cette tentation qu’ont de nombreux écrivains, écrivaillons et parasites de tout genre, de récupérer des poussières de célébrité ou de promesses de postérité au contact des souvenirs prétendument partagés avec Genet. Celui-ci était plutôt réservé et ours à cet égard. Ce n’était pas quelqu’un qui s’épanchait particulièrement. C’était d’abord un écrivain, solitaire et animé d’une vie intérieure très dense et très accaparante. Quant au Maroc, il fut pour lui, un espace de vie et non pas un prétexte à l’écriture. Il n’a pas écrit une seule phrase explicitement évocatrice de sa relation au Maroc.
Pourtant, il y a séjourné des dizaines de fois, avec une prédilection pour Tanger, Larache et Rabat. Il y a certainement écrit une grande partie de ses dernières oeuvres. Il a désiré aussi y rejoindre l’éternité. Un absolu qu’il n’avait quitté, finalement, que l’espace d’une vie météorique et fulgurante.